Introduction

Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand atypique connu pour son immense influence sur de nombreux philosophes, écrivains et artistes du XIX et XXe siècle. Son plus grand disciple, le génial et l’intemporel Friedrich Nietzsche, à qui il insuffle les grandes lignes de sa philosophie, célèbre volontiers le génie de son éducateur, malgré sa désapprobation par la suite. Derrière un personnage trop souvent présenté -à tort- comme antipathique, myosine, misanthrope, acariâtre, grincheux, méprisant, arrogant, solitaire, et que sais-je encore ; se cache en réalité une toute autre facette nous révélant une philosophie tout aussi complexe et fascinante que profondément philanthropique. À travers cette dualité qui semble habiter à la fois l’homme et le philosophe, l’illusion paradoxale que sa pensée pourrait laisser entrevoir au premier abord, se dessine finalement un portrait complet et nuancé d’un individu qui aura marqué son époque. Banal loufoque ou grand sage, saumâtre forcené ou génie déçu, qui est véritablement l’intrigant Arthur Schopenhauer ?

Une enfance révélatrice

Né le 22 février 1788 à Danzig, Arthur Schopenhauer est le fruit du mariage entre Johanna Henriette Trosiener, grande femme de lettre ; et Henri Floris Schopenhauer, célèbre commerçant libéral. Fils de bonne famille, il est pourtant régulièrement en conflit avec ses parents -et particulièrement avec sa mère- et ne cessera de nouer avec eux des relations pour le moins conflictuelles. Dès l’enfance, Arthur veut faire de la philosophie et des études, ce qui n’est pas de l’avis de son père qui souhaite qu’il devienne comme lui un grand commerçant, persuadé que le métier de professeur ne pourra lui permettre de vivre décemment et qu’il ne pourra comprendre le monde qu’en voyageant. Ainsi, contre la volonté du jeune Arthur, ses parents décident de l’emmener pendant près de deux ans découvrir l’Europe dans un voyage formateur. C’est au cours de ce voyage, lorsqu’il rencontre les bagnards de Toulon, que le jeune Arthur alors âgé de 15 ou de 16 ans éprouve une émotion absolument bouleversante et qui, sans nul doute, le marquera de façon indélébile. Il est absolument horrifié par ce qu’il y voit :

 « Je considère que le sort de ces malheureux est beaucoup plus affreux que celui des condamnés à mort. Les galères que j’ai vues de l’extérieur semblent être les endroits les plus sales et les plus écœurants que l’on puisse imaginer. »

« Peut-on imaginer un sentiment plus affreux que celui qu’éprouve un malheureux qui est enchaîné au banc d’une galère sombre, d’où seule la mort peut le détacher ? »

Cette attitude de l’adolescent, affligé par cette vision terrible, est néanmoins révélatrice du caractère profond du futur philosophe. Cette sensibilité immense, cette profonde empathie cognitive et émotionnelle à l’égard des hommes laisse entrevoir en lui, dès son jeune âge, un humanisme sincère et une véritable tendresse blessée :

« Et quand arrive enfin le moment qu’il désire depuis dix ou douze ans, ou ce qui est plus rare, depuis vingt ans, avec des soupirs quotidiens de désespoir, c’est-à-dire la fin de l’esclavage, que devient-il ? Peut-il revenir dans un monde pour lequel il est mort depuis dix ans ? Les chances qu’il avait dix ans auparavant lorsqu’il était plus jeune ont disparu. Personne ne veut prendre celui qui revient d’une galère, et dix ans de châtiment ne l’ont pas lavé du crime d’un moment. »

L’humanisme déçu

De cette souffrance éprouvée à travers ces hommes enchainés, assoiffés, affamés, terrassés ; Schopenhauer en dresse une conclusion glaçante : c’est cette souffrance qui est la condition humaine. Chaque fois qu’il évoque la souffrance du monde, cette détresse lamentable encrée en chacun de nous, Schopenhauer, d’une éloquence remarquable, l’évoque avec une véhémence tranchante. Par son expérience et sa vérité, il dresse le constat de la misère du monde et la cloue au pilori. Il tire cependant une étrange satisfaction en constatant cette révolte en nous, cette protestation de l’esprit face à cette condition de souffrance. De railleries sarcastiques qu’il lance à la vie, d’envolées superbes couplées à des citations grecques et latines, de cette exaltation de la révolte en nous, Schopenhauer pourfend de son verbe vengeur et grandiose la misère et la souffrance en chacun de nous. Cette misère humaine, cette insupportable souffrance, c’est la sienne, c’est la nôtre, c’est la tienne.

N’est-il pas plus empathique que celui qui éprouve la souffrance de chacun et de tous ? N’est-il pas plus humaniste que celui qui endosse le rôle de vengeur d’une humanité souffrante ?

Des relations familiales chaotiques

Alors qu’il n’est âgé que de 17 ans, un nouvel événement tragique se produit. Le jeune Arthur perd son père qui se suicide. Une nouvelle fois saisit par la misère de la vie, il a l’intime conviction que sa mère est responsable du suicide de son père. Cette situation ne fera qu’aggraver leur relation déjà chaotique. Il est plus que vraisemblable que tous deux se détestent. Schopenhauer déteste le côté mondain de sa mère et la considère comme vaniteuse et superficielle. Au cours d’une altercation, prenant entre ses mains la thèse du doctorat de son fils, De la Quadruple Racine du principe de raison suffisante, qu’elle qualifia « d’une chose pour les laborantins », la réponse cinglante du jeune Arthur ne se fit pas attendre : 

« On lira encore mes œuvres lorsqu’on pourra à peine trouver l’une des tiennes dans un débarras. »

Une affirmation qui semble indécente à l’époque, sa mère étant une romancière à succès et une amie du célèbre Johann Wolfgang von Goethe, mais pourtant belle et bien véridique aujourd’hui.

Ces tensions avec sa mère ne s’achèveront jamais. Quelques années plus tard, il la fustige dans son ouvrage Présences, lui vouant une haine presque viscérale :

« Madame ma mère recevait tandis que mon père mourait dans la solitude, et s’amusait tandis qu’il souffrait les plus amers tourments, tel est l’amour des femmes. »

Après une énième dispute, Arthur, qui ne correspondait déjà plus que par lettres interposées avec sa mère, décide de quitter le domicile familial et ne reverra jamais sa mère. Johanna meurt en 1838 en le déshéritant, ce qui ne fera qu’aggraver l’image qu’il gardera de sa mère.

Une empathie démesurée pour les animaux

Très probablement marqué par ces relations hostiles et déchirantes avec sa mère, Schopenhauer se tiendra tout au long de sa vie à l’écart des femmes, à l’exception de quelques relations tarifées. Il considère qu’elles assujettissent l’homme de par leur attrait sexuel et que l’homme a tout intérêt à se libérer de leur influence. Il mènera une vie de célibataire et n’aura pour seul compagnon que son inséparable caniche. Son chien, qu’il appelle Atma, qui signifie âme du monde, est d’ailleurs un de ses héritiers. Une anecdote est d’ailleurs relatée par le musicologue Schnyder von Wartensee et témoigne de sa considération si extraordinaire à l’égard de son chien :

« Un jour, un voyageur venu à notre table raconta une histoire arrivée récemment et tout à fait charmante à propos d’un tour réussi par un chien. Schopenhauer écouta le récit avec la plus grande attention et dit : « Oui, ce que vous nous racontez là est certainement vrai. J’y reconnais mes propres chiens. Ils sont supérieurs aux hommes. J’ai […] un caniche, et quand il fait une bêtise, je lui dis : fi, tu n’es pas un chien, tu n’es qu’un homme. Oui, un homme ! Tu devrais avoir honte. Alors il est tout honteux et va se coucher dans un coin. » Tout le monde se tut, tandis que Schopenhauer souriait férocement. […] Je lui dis alors à haute voix : « Herr Doktor, un homme qui appelle son chien ‘homme’ quand il veut l’injurier, un tel homme, ne devrait-on pas l’appeler ‘chien’ quand on veut lui faire honneur ? » […] Schopenhauer dit alors : « Mais oui, je n’aurais rien contre. »

Schopenhauer est extrêmement sensible aux animaux et leur voue une véritable compassion. Il fulmine d’ailleurs le célèbre philosophe Baruch Spinoza qui prend un malin plaisir à torturer les mouches.

Son rapport à l’art

Il a également une grande considération de l’art. Selon lui, l’art peut apporter la vérité au monde. La musique particulièrement, qui apaise le vouloir vivre et la connaissance métaphysique du monde : l’art est contemplation, vénération. La contemplation représente pour lui la rupture avec la chaine de causalité. Le propre du génie est sa capacité à isoler une chose au sein de la nature et de rompre avec le rapport pragmatique du réel. Isoler une chose, c’est en saisir l’essence profonde et véritable. La musique représente à ses yeux l’affirmation tragique de l’existence et affirme que la connaissance du monde métaphysique est musicale. Pour lui, la musique est l’expression fondamentale du monde. Schopenhauer adore Mozart et Beethoven et s’adonne même à la pratique de la flûte. N’est-ce pas là une nouvelle contradiction que de considérer Schopenhauer comme un pessimiste absolu, alors même qu’il est musicien ? La musique n’est-elle pas une affirmation tragique de l’existence ? Nietzsche, qui rencontre d’ailleurs Schopenhauer à travers Richard Wagner, écrit à ce propos dans Par-delà le bien et le mal :

« Mais celui qui a profondément senti combien cette proposition est fausse, insipide et sentimentale, dans un univers dont l’essence même est la volonté de puissance, devra se souvenir que Schopenhauer, bien qu’il fût pessimiste, s’est amusé à jouer de la flûte… tous les jours, après le repas : qu’on lise là-dessus son biographe. Et je me demande, en passant, si un pessimiste, un négateur de Dieu et de l’univers qui s’arrête devant la morale, […] a le droit de se dire véritablement pessimiste ? »

L’influence de la philosophie indienne

La philosophie de Schopenhauer ne peut quoiqu’il en soit se réduire au pessimisme et se rapproche davantage de la pensée indienne, notamment du Veda, auquel il se réfère énormément, et du bouddhisme. C’est une philosophie essentiellement construite sur le refus et le rejet de toute souffrance ; conséquence sans doute d’une trop grande attention portée à la douleur, ce qui se manifeste par un désintérêt pour le monde, par un retrait volontaire suivi d’un assoupissement des sens.

À titre de comparaison, on peut notamment retrouver ce rapport très prononcé à la sensibilité, à la pitié, à cette tendresse à fleur de peau chez Jean-Jacques Rousseau. Schopenhauer adore lire les moralistes français et admire Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère ou Chamfort. Il adore en particulier Voltaire, à qui il emprunte la limpidité de son style. Notons tout de même que Schopenhauer est antirévolution et plutôt libéral sur le plan politique et maintient une position ambiguë entre la pensée des Lumières et la pensée romantique.

Sa haine envers Hegel

Enfin, on peut assurément affirmer que Schopenhauer déteste Hegel, qu’il qualifie de « philosophe universitaire ». Il hait sa philosophie qu’il qualifie de « colossale mystification » qui constitue « le verbiage le plus creux […], le galimatias le plus stupide qui ait jamais été entendu, du moins en dehors de maisons de fous ». Outre sa philosophie, Schopenhauer voue, à n’en pas douter, une haine viscérale de ce que représente Hegel : lui, le grand maître de l’université de Berlin, le génie de la philosophie universitaire et allemande, le reconnu, le populaire.

Sa vision de l’université

Il se montre également d’une véhémence totale à l’encontre de l’université, qui ne représente à ses yeux qu’un prolongement de l’idéologie de l’État (et comment lui donner tort). Il écrit à ce propos :

« L’innocente jeunesse se rend à l’Université pleine d’une confiance naïve, et considère avec respect les prétendus possesseurs de tout savoir, et surtout le scrutateur présomptif de notre existence, l’homme dont elle entend proclamer avec enthousiasme la gloire par mille bouches et aux leçons duquel elle voit assister des hommes d’État chargés d’années. Elle se rend donc là, prête à apprendre, à croire et à adorer. Si maintenant on lui présente, sous le nom de philosophie, un amas d’idées à rebours, une doctrine de l’identité de l’être et du non-être, un assemblage de mots qui empêche tout cerveau sain de penser, un galimatias qui rappelle un asile d’aliénés, le tout chamarré par surcroît de traits d’une épaisse ignorance et d’une colossale inintelligence, alors l’innocente jeunesse dépourvue de jugement sera pleine de respect aussi pour un pareil fatras, s’imaginera que la philosophie consiste en un abracadabra de ce genre, et elle s’en ira avec un cerveau paralysé où les mots désormais passeront pour des idées ; elle se trouvera donc à jamais dans l’impossibilité d’émettre des idées véritables, et son esprit sera châtré. »

Le monde comme volonté et comme représentation

Schopenhauer définit le monde en deux parties appartenant à un même élément : le monde de la volonté et le monde de la représentation. Le monde comme représentation correspond à la vision du monde que nous percevons, mais il n’est pas le vrai monde. La représentation est ce que Schopenhauer définit comme la face externe du monde, comme n’étant qu’une facette du monde : elle est ce que nous percevons, ce que nous analysons et à laquelle nous essayons de donner un sens via la science, l’intelligence ou la raison. Le monde de la représentation est également contenu par l’espace et le temps. Il est limité par ces deux facteurs, puisqu’on ne peut pas se représenter une chose hors du temps et de l’espace. On ne peut pas se représenter l’infinité, comme on ne peut pas se représenter l’intemporalité.

Schopenhauer se situe au-delà de tout matérialisme et de tout idéalisme. Pour lui, le passé et l’avenir appartiennent au monde de la représentation. La seule éternité qui existe, c’est l’instant. On retrouve une idée similaire dans l’œuvre Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche : puisqu’il n’y a pas de commencement au passé et pas d’aboutissement au futur, ce sont donc deux infinies qui se rejoignent et par conséquent ne font qu’un (deux infinies ne pouvant coexister sans se limiter l’une l’autre). Ainsi, le passé et le futur sont nécessairement reliés et continus et ne forment en réalité qu’une seule et même ligne. Julien Rochedy, dans son ouvrage consacré à la philosophie nietzschéenne Nietzsche l’actuel, explicite cette thèse :

« L’existence revient toujours sur elle-même dans un mouvement perpétuel que nous éprouvons vaguement à travers le temps, mais qui n’est au final qu’une simple perspective. En somme, l’éternité, le divin, le tout, l’infini – le passé et le futur réunis – c’est l’instant. »

Le monde de la volonté est quant à lui la face interne du monde, le fond insaisissable de la réalité qui ne peut ni être conçu par l’esprit, ni saisi par l’intellect. La volonté échappe à l’espace et au temps. Métaphoriquement, le monde comme représentation ne serait que la partie visible de l’iceberg, lorsque le monde comme volonté serait la partie immergée. Nous ne connaissons donc que la représentation du monde, pas la volonté. Selon Schopenhauer, le monde de la représentation n’est que l’expression du monde de la volonté qui est l’essence du monde. Le monde de la représentation est perçu comme une imposture, un monde d’illusions qui nous fait nous considérer comme supérieurs à ce que nous sommes réellement. L’homme est un animal conceptuel capable de se représenter intellectuellement le monde et de s’en former des images conceptuelles grâce à sa conscience et son intellect. Pour Schopenhauer, l’homme est donc un animal conceptuel, c’est-à-dire qui a la conscience intellectuelle du monde de la représentation. Nous sommes ainsi capables de comprendre comment le monde fonctionne, mais incapables de comprendre pourquoi il fonctionne, puisque nous ne sommes pas capables de comprendre le monde comme volonté.

Nous pouvons cependant avoir une conscience indirecte du monde de la volonté grâce au monde de la représentation. Le monde de la représentation constitue le moyen par lequel s’exprime le monde de la volonté, par lequel il se manifeste et devient accessible. Nous sommes des expressions de la volonté. Ainsi, si nous étions capables de nous connaître nous-même, nous serions capables de connaître une facette de la volonté, a minima de connaître l’aspect de la volonté qui se manifeste à travers nous. Nous sommes capables de comprendre comment fonctionne l’homme, mais nous sommes pourtant incapables de comprendre pourquoi il fonctionne. Nous savons que nous vivons, mais nous ne savons pas pourquoi nous vivons. La volonté pour Schopenhauer n’a pas de raison d’être, ce qui signifie que la vie n’a pas de raison d’être non plus. Notre existence est donc absurde : elle n’a ni sens, ni origine, ni finalité ; elle est. La volonté est. Elle s’exprime à travers nous sans que nous puissions en comprendre le sens et n’a pour seul but que de se perpétuer. Nous ne sommes en fait que le transport qu’a choisi la volonté pour s’exprimer. La volonté échappant à l’espace et au temps, elle est donc intemporelle, informe, éternelle et infinie et se perpétue indéfiniment à travers les êtres vivants.

Pourquoi vivons-nous ? Pourquoi avons-nous envie de vivre ? Et pourquoi tenons-nous tant à la vie ?

 À l’instar de chaque être vivant, nous possédons entre autre un instinct de survie auquel nous obéissons. Il n’est pas rationnel, pourtant, nous continuons de lui obéir sans être capables de comprendre pourquoi nous lui obéissons, si ce n’est pour rester en vie. Nous ne sommes pas capables de comprendre pourquoi nous voulons survivre, pourtant nous voulons survivre. Tout comme un animal blessé se débat pour sauver sa peau. Pour Schopenhauer, cette volonté n’a aucune raison d’être, n’a aucune logique, n’a aucun sens autre que de se perpétuer ; et en cela, elle est tragique. Il considère que l’homme est esclave de la volonté : l’homme pense être maître de sa vie, or ce n’est qu’une illusion. L’homme croit être libre mais n’est en réalité que le moyen d’expression de la volonté. L’homme travaille toute sa vie pour que puisse se perpétuer la volonté. Il œuvre à perpétuer une vie qu’il ne comprend pas, qui n’a aucun sens ni aucune logique. Nous sommes donc condamnés à vivre -nous n’avons pas choisi d’être en vie- et à exécuter la volonté du monde.

En cela, la vie pour Schopenhauer ne peut être que source de souffrance. Si l’existence n’a pas pour but immédiat la douleur, alors notre existence n’a aucun but en soi. Schopenhauer considère qu’il est absurde d’admettre que notre douleur sans fin, qui nait de la misère inhérente à la vie, ne soit qu’un pur accident et non le but même de l’existence. Car si chaque malheur nous semble être une exception, le malheur en général en est la règle. Nous ne remarquons sur le champ que tout ce qui est douloureux. Nous ne remarquons pas notre bonne santé en général, mais seulement le point léger qui nous blesse. Nous ne nous posons aucune question lorsque nous sommes heureux, mais nous nous rendons instantanément compte lorsque nous sommes malheureux. Lorsque nous faisons glisser notre main le long d’une surface lisse, nous ne ressentons quelque chose que lorsque qu’il y a un accro, une rayure, une bosse, une aspérité. L’homme n’est donc pas fait pour le bonheur, puisqu’il ne ressent que la douleur. Seule la douleur est positive, car nous la ressentons ; tandis que le bonheur est négatif, car nous ne le ressentons pas. Le bonheur ne désigne donc à ses yeux rien de positif, mais seulement la cessation momentanée d’une douleur. Le contraire de la douleur n’est donc pas le plaisir, mais l’ennui : puisque le plaisir est une illusion, il est négatif, et que nous ne ressentons que la douleur. Le thème de l’ennui est d’ailleurs très fréquent chez les moralistes.

L’amour selon Schopenhauer

Si notre existence est tragique, elle peut sembler difficilement supportable pour le commun des mortels. Mais aussi chaotique, aussi profondément insensée soit-elle, notre existence doit être en mesure de nous satisfaire pour que puisse se perpétuer la volonté. Ainsi vient l’amour. Pour Schopenhauer, l’amour n’est qu’une illusion, à l’image de notre liberté. L’amour ne représente rien d’autre à ses yeux que l’instrument de la volonté qui se manifeste pour que nous consentions à la perpétuer. L’amour n’est qu’un leurre qui n’a pour seul but que de nous tromper en nous faisant accepter de perpétuer la volonté. D’après lui, l’amour et le désir sexuel sont consubstantiels, identiques : l’amour ne représente que la forme culturellement et moralement acceptable du désir sexuel. L’amour est dépeint comme une hypocrisie qui nous permet d’accepter que notre seul but est de nous reproduire pour perpétuer la volonté. Un homme qui prétend échapper à cette règle, qui prétend aimer sincèrement, de façon inconditionnelle et désintéressée est perçu chez Schopenhauer comme un vaniteux qui n’accepte pas d’être réduit au rang d’esclave de la volonté. Nous avons en nous cet égo, cette vanité qui nous fait accepter, parfois même adorer cette imposture qu’est l’amour. Nous voulons aimer. Nous aimons aimer. Nous avons le sentiment que l’amour est la nécessité absolue de notre existence.

Pour Schopenhauer, tout cela n’est que baliverne. L’amour est une illusion qui annihile toute révolte en nous. L’amour nous conditionne à tolérer -voire à aimer- la dictature de la volonté. La sexualité ne représente que le fond primitif de la vie. L’expression la plus authentique et la plus pure de la volonté se manifeste à travers la sexualité : elle est le moyen d’expression le plus brut de la volonté. Tout comme nous ne comprenons pas pourquoi nous vivons, nous ne comprenons pas non plus pourquoi nous désirons une personne. Nous sommes capables de comprendre les mécanismes du désir sexuel mais nous sommes incapables de comprendre pourquoi nous désirons. Nous prenons véritablement conscience de l’absurdité de la sexualité lorsque l’acte est accompli. Lorsque celui-ci s’achève, nous sommes envahis par un sentiment de honte, parfois de dégout. Ce sentiment n’est autre qu’un éclair de lucidité sur la bestialité qui sommeille en nous et de la force irrationnelle et déchainée de la volonté. Schopenhauer résume parfaitement sa pensée en une phrase :

« Le sexe et la procréation ne sont qu’une dictature de l’espèce. »

Le renoncement et la révolte du faible

Pour Schopenhauer, la vie est une tragédie absolue. Nous souffrons perpétuellement et sommes incapables de saisir la volonté, la réalité. Nous sommes constamment soumis à la volonté. Nous sommes à l’image de ces bagnards de Toulon, misérables esclaves d’une réalité que nous ne saisissons pas et qui nous a déjà condamné à la souffrance perpétuelle. Ainsi s’opère la révolte de l’esclave ou du faible. Plutôt que d’être dans l’acceptation de la réalité du monde, Schopenhauer adopte une position fataliste : puisque je suis un esclave, puisque je n’ai aucun contrôle sur la volonté du monde, alors je ne veux être rien et me résigne. Pour lui, il faut faire cesser cette tragédie en cassant la spirale de la volonté : il faut cesser de procréer. Faire preuve de lucidité et de compassion à l’égard de nos descendants. Comprendre que le monde n’a pas de sens, est absurde, qu’il n’est que souffrance et par conséquent, avoir un peu de compassion pour autrui et pour nous-même en cessant cette souffrance du cycle de la vie.

Le suicide n’apparait cependant pas chez Schopenhauer comme une solution, il désigne selon lui davantage une affirmation passionnée du vouloir-vivre que sa négation réelle. Pour authentiquement s’affranchir, il faut atteindre le Nirvana. Si le vouloir-vivre désigne une puissance sans repos qui nous condamne à la douleur éternelle, il nous faut alors nous détacher de cette puissance de la vie universelle. Ce n’est donc pas la mort que nous devons chercher, puisque celle-ci désigne l’affranchissement d’une individualité, mais l’anéantissement suprême du vouloir, l’extinction du désir humain, entrainant donc la fin du cycle des réincarnations, c’est-à-dire le Nirvana. Schopenhauer s’attaque sans cesse au désir renaissant et au vouloir-vivre éternel dont il faut selon lui se détacher pour atteindre l’ultime sérénité. On retrouve ici l’énorme influence du bouddhisme dans la pensée de Schopenhauer, ce que Nietzsche qualifie d’une religion intelligente, sensible à l’excès et tolérante mais qui n’en reste pas moins une religion de faible qui pousse à la lassitude de la civilisation.

Ce refus permanent de la douleur, cette lassitude intellectuelle, cette prédominance de la pitié, cette réduction de tous les problèmes à des questions de plaisir ou de douleur, ce rejet de toute forme de divin ou de grandeur qu’illustre Schopenhauer : Nietzsche le désigne comme une décadence et un nihilisme européen. Nietzsche hérite de la pensée de Schopenhauer et la met au pinacle : il en tire l’essence principale et la sublime. La morale du faible devient la morale du fort. Ce passage est illustré à merveille une nouvelle fois dans le livre de Julien Rochedy :

« Je [Nietzsche] suis un décadent, écrit-il en toute conscience, mais je me suis révolté ci-contre. »

« Sa gloire [à propos de Nietzsche], c’est d’être capable de transformer toute la faiblesse de son être pour la sublimer en une force ultra lucide. »

La révolte en nous

Nietzsche appelle à la révolte en nous, quand Schopenhauer ne faisait que la contempler et l’admirer. Il appelle à se surpasser, à transformer cette force nihiliste en nous en une force créatrice et héroïque de l’amour de la vie :

« Vainqueurs sont ceux qui savent se transformer. »

Écrit-il. Mais comment nous transformer ? Comment nous révolter face à ce nihilisme ? C’est là tout l’enjeu de notre siècle et de ceux à venir. C’est là un combat permanent qu’il faudra mener avec patience, bravoure et sagesse afin de retrouver notre grandeur passée. Pour que se perpétue et prospère une civilisation rayonnante et grandiose.

Faisons vivre le bon, le juste, le beau.

Sources :

https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2003/07/25/schopenhauer-l-incompris_328871_3208.html

https://www.schopenhauer.fr/biographie/schopenhuaer-et-son-chien.html

https://la-philosophie.com/schopenhauer-femmes

http://eve-adam.over-blog.com/2015/02/schopenhauer-et-les-femmes.html#:~:text=Ce%20%C3%A0%20quoi%20le%20philosophe,r%C3%A9cit%20de%20ses%20conqu%C3%AAtes%20amoureuses

https://www.schopenhauer.fr/biographie/bagne.html#:~:text=Visite%20de%20Schopenhauer%20au%20bagne%20de%20Toulon&text=Lors%20d’une%20visite%20au,compagnons%20d’une%20colonie%20p%C3%A9nitentiaire%20

https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Schopenhauer

https://la-philosophie.com/schopenhauer-philosophie

Nietzsche l’actuel, introduction à la philosophie nietzschéenne, Julien Rochedy