Introduction

Cet article s’inspire entre autres de l’autobiographie de Michel Sardou, Et qu’on n’en parle plus ; et aborde certaines facettes méconnues d’un personnage atypique trop souvent incompris. Par respect pour son auteur, je ne dévoile qu’une partie des éléments racontés dans cette autobiographie et m’efforce de contextualiser ses citations ou ses déclarations. Je vous invite par ailleurs d’ores et déjà à vous procurer cet ouvrage très agréable à lire et touchant.

Mon analyse sur ces propos et l’interprétation qui en découle n’ont pour seuls buts que de dresser un portrait se voulant le plus honnête et objectif possible et de vous proposer un contenu pertinent qui ne trahit pas les écrits ou la pensée de l’auteur.

Évidemment, nul n’est mieux placé que Michel Sardou pour parler de Michel Sardou. Ainsi, à l’instar des articles précédents que vous pourrez retrouver dans la catégorie Musique, cet article n’a pas tant la prétention d’être une description exhaustive qu’un hommage à un véritable monument de la chanson française.

Tout au long de sa carrière, Michel Sardou développe une identité artistique singulière et une grande diversité des thèmes abordés de ses chansons qu’il sublime par une voix puissante et pénétrante. Mais il est aussi un chanteur très controversé à fort caractère qui n’a cessé de faire polémique pourtant bien malgré lui.

Chers lecteurs, laissez-moi le plaisir de vous introduire ce personnage authentique et profondément inspirant qu’est l’immense Michel Sardou.

Des prises de position qui créent la controverse

Si beaucoup d’entre vous le connaissent probablement pour Les lacs du Connemara ou La maladie d’amour, la plupart ignorent sans doute que Michel Sardou n’a cessé d’agiter la classe médiatique et politique par ses répliques cinglantes et ses prises de position jugées « dérangeantes ». Car s’il refuse la désignation de « chanteur engagé », il déclenche malgré lui de nombreuses controverses allant jusqu’à s’attirer les foudres de certaines associations voire de certains personnages politiques.

Son premier fait d’arme remonte à 1967 avec le titre Les Ricains, chanson qui rend hommage au sacrifice des soldats américains lors du débarquement de Normandie en juin 1944. Ce titre, aux paroles politiquement engagées, sera immédiatement censuré et interdit à la demande des autorités gaullistes et vaut à Sardou, alors âgé de 20 ans, la réputation de « chanteur de droite ». Notons que dans les années 1960, l’immense majorité des chansons engagées penchent à gauche et ne provoquent pourtant pas autant d’indignation. Le hasard, sans doute.

Voici ce que Sardou déclare à propos de la polémique des Ricains :

« Ce qui m’a valu la haine de la gauche qui m’a traité de facho et qui continue –l’acharnement est son fonds de commerce-, et celle des gaullistes qui m’ont pris pour un emmerdeur. Comme je le leur rends bien, on est quittes. »

Au cours des années 1970, le terme « fasciste » est déjà l’épithète, que dis-je, l’avanie pour désigner une personne aux idées « de droite », ou pire, conservatrices. C’est donc tout naturellement que le journal L’Humanité qualifie ouvertement Michel Sardou de fasciste. Bien évidemment, cette accusation est formulée par des apatrides de gauche aux valeurs universalistes et mondialistes qui haïssent ce qu’ils croient reconnaitre en Sardou, c’est-à-dire le patriotisme, le nationalisme, le populisme et le conservatisme. L’horreur, quasiment le nazisme.

Cette polémique n’est que la première d’une longue série.

En 1976, parait l’album La Vieille dans lequel figurent plusieurs titres qui feront grincer des dents nos amis bien-pensants. D’abord avec Le Temps des colonies, Michel Sardou se voit accusé de faire l’apologie du « colonialisme raciste ». Comme toujours, les radios refuseront de diffuser le morceau et les médias s’en donneront à cœur joie. Voici notamment ce que commente le quotidien Libération au sujet de la chanson : « Le fascisme n’est pas passé et Sardou va pouvoir continuer à sortir ses sinistres merdes à l’antenne ». Original, me direz-vous.

La dimension protestataire des chansons de l’album s’étend jusque dans le titre Je suis pour, qui évoque un père dont l’enfant a été assassiné et qui clame haut et fort :

 « Tu as tué l’enfant d’un amour […] je veux ta mort, je suis pour ! »

Sorti en pleine affaire Patrick Henry, Sardou se voit alors accusé de faire l’apologie de la peine de mort, ce dont il se défend en affirmant illustrer dans cette chanson la loi du talion et ne pas avoir eu connaissance de l’affaire au moment de la sortie de la chanson. Pour autant, sa position sur la peine de mort semble assez marquée :

« Quand un pédophile massacre un enfant et qu’on l’envoie en cure dans un établissement psychiatrique pour le libérer « guéri » quelques années plus tard afin qu’il récidive de plus belle, je suis totalement pour la peine de mort et je le serai toujours ! »

En réalité, Sardou n’est ni totalement pour, ni totalement contre : ce n’est pas tant la peine de mort que l’application des peines qui l’importe. Il se positionne davantage pour une justice punitive et plus stricte, défendant avant tout l’intérêt de la victime et non celui du criminel :

« La peine de mort qu’on l’abolisse, tout à fait. Mais qu’on libère un mec après dix ans, ou quinze ans, et que la fille qui a été violée, massacrée… […] je trouve qu’il y a des limites. Que certaines choses sont choquantes. » C à vous, 2019

Les torts de l’humanité, Michel Sardou les dénonce également dans le morceau très controversé J’accuse, qui lui vaudra d’être taxé d’homophobie suite à cet extrait :

« J’accuse les hommes de croire des hypocrites moitié pédés moitié hermaphrodites »

À mes yeux, ce titre, aux paroles relativement vagues, dénonce davantage les dérives de l’industrialisation et du productivisme et leurs conséquences sur l’écologie que les mouvements LGBT qui n’en sont qu’au stade embryonnaire cette année-là. Il écrira d’ailleurs en 1990 avec Didier Barbelivien la chanson Le privilège qui traite le thème de l’homosexualité et de la difficulté du coming-out.

Mais comme toujours, une calomnie supplémentaire est toujours la bienvenue, surtout lorsqu’on manque d’arguments pour diaboliser un artiste qui déplait aux adeptes d’une certaine idéologie.

Après l’accusation d’homophobie, celle de misogynie avec la chanson Les vieux mariés. Les procès d’intention classiques de la gauche depuis plus de 50 ans. Devinez quel passage a pu heurter la sensibilité de nos chers amis du bien ? Celui-ci :

« Tu m’as donné de beaux enfants, tu as le droit de te reposer maintenant. »

Des propos choquants, désobligeants, inqualifiables ! Un véritable scandale … !

Plaisanterie mise à part, vous l’aurez compris, Sardou dérange et tous les prétextes sont bons pour le diffamer et tenter de ruiner sa carrière (voire sa vie privée).

À la suite de cet album, c’est son hommage au célèbre paquebot Le France qui lui causera de forts désagréments.

Dans les années 1960, Le France était le plus grand paquebot au monde, une fierté nationale assurant les traversées transatlantiques et les croisières autour du monde. Seulement, victime du choc pétrolier et de la concurrence du Queen Elizabeth 2 et des avions à réaction, celui-ci n’est plus rentable. Le gouvernement de Jacques Chirac décide alors de son désarmement en 1974, ce qui provoqua immédiatement l’indignation générale. Cette décision est vécue comme une trahison et comme l’abandon de tout un symbole par le peuple français.

La chanson de Sardou est un succès phénoménal et se vend à plus d’un million d’exemplaires. Elle est même saluée par la CGT et le Parti communiste qui y voient un soutien aux nombreux ouvriers travaillant sur le navire ; alors que paradoxalement, sa chanson J’habite en France était décriée cinq ans plus tôt pour son chauvinisme appuyant sa réputation de « chanteur de droite ».

Composé par Jacques Revaux et co-écrite avec son ami Pierre Delanoë, ce titre protestataire est un véritable élan de patriotisme :

« Ne m’appelez plus jamais France,

La France elle m’a laissé tomber

Ne m’appelez plus France,

C’est ma dernière volonté »

D’une voix puissante et toujours maitrisée à la perfection, ce cri de détresse est frissonnant :

« J’étais la France, qu’est-ce qu’il en reste ?

Un corps mort pour des cormorans ! »

Et qu’en reste-t-il aujourd’hui…

En signe de rétorsion, Valéry Giscard d’Estaing lance une procédure de redressement fiscal contre Sardou, comme l’explique plus tard le chanteur :

« Une fois encore la droite, cette fois-ci giscardienne, me fit savoir que j’aurais mieux fait de fermer ma grande gueule. Mais comme toujours avec la droite : trop tard… J’eus droit à la vérification fiscale d’usage, au redressement inévitable et à de multiples emmerdements dont je me suis foutu royalement. »

Tout s’accélère en 1977.

Se forme un comité « anti-Sardou » sous l’impulsion du journaliste Bernard Hennebert visant à empêcher le chanteur de donner ses récitals au cours de sa tournée. Des manifestations sont même organisées en province contre sa venue, le recevant avec des insultes, des croix gammées dessinées sur ses affiches et son véhicule et des tracts extrêmement virulents sont distribués. Une bombe artisanale sera même découverte dans une salle de concert bruxelloise, le Forest National. Le camp des gentils, donc. Face à tant de bienveillance et de tolérance à son égard, Michel Sardou prend la décision d’annuler les deux derniers concerts de sa tournée.

L’année suivante, parait de surcroît un opuscule intitulé « Faut-il brûler Sardou ? » rédigé par Louis-Jean Calvet et Jean Claude Klein, dans lequel Sardou est accusé d’accointances avec l’extrême droite. Cette fois, c’en est assez. Certains artistes de gauche comme Yves Montand, Bernard Lavilliers, Maxime Le Forestier et Serge Reggiani décident de prendre la défense du chanteur au nom de la liberté d’expression.

Devant l’ampleur des événements et l’extrême virulence de ses détracteurs, Michel Sardou est contraint de prendre du recul avec les chansons à caractère social sans y renoncer pour autant.

En 1983, parait le titre Vladimir Ilitch issu de l’album du même nom. Cette chanson ouvertement politique dresse un constat désabusé du communisme soviétique et de la distance qui sépare l’idéal léniniste de son application concrète :

« Toi qui avait rêvé l’égalité des Hommes

Tu dois tomber de haut dans ton éternité

Devant tous ces vieillards en superbe uniforme

Et ces maisons du peuple, dans des quartiers privés »

Elle dénonce également la nature utopique de ce système, notamment dans cet extrait :

« Où sont passés les chemins de l’espoir ?

Dans quelle nuit, au fond de quel brouillard ?

Rien n’a changé, les damnés de la Terre

N’ont pas trouvé la sortie de l’enfer. »

La chanson peut être interprétée comme une satire de l’idéal communiste dont le rêve a été trahi par les successeurs de Lénine, condamnant le peuple à la folie de ces derniers. Populiste convaincu, Michel Sardou se glisse dans la peau du peuple soviétique de l’époque pour nous hurler sa détresse, témoignant des conditions déplorables dans lesquelles sont plongées ces petites gens :

« Puisqu’aucun dieu du ciel ne s’intéresse à nous,

Lénine, relève-toi ! Ils sont devenus fous ! »

Ou encore :

« Toi Vladimir Ilitch, au soleil d’outre-tombe

Combien d’années faut-il pour gagner quatre sous ?

Quand on connait le prix qu’on met dans une bombe !

Lénine, relève-toi ! Ils sont devenus fous ! »

Plusieurs événements marquants comme le printemps de Prague, la normalisation de la Pologne ou les déportations massives du régime staliniens sont également évoqués. Cette chanson, bien qu’engagée, ne connaitra pas de controverse majeure et rencontrera un franc succès.

Les années suivantes, dans le même registre, sortent les chansons Les deux écoles, dans laquelle Sardou se prononce pour la liberté des parents à choisir l’éducation qu’ils souhaitent pour leurs enfants (à savoir que cette chanson sort dans le contexte du projet de loi Savary, lequel envisage la suppression de l’école privée) ; et Musulmanes, qui porte un regard amer sur la condition de la femme dans les pays arabes.

En 1992, la chanson Le Bac G crée de nouveau la polémique. Certains écrits sont perçus comme une provocation adressée au ministre de l’Éducation nationale Lionel Jospin, qui déclare refuser de discuter avec un saltimbanque comme Sardou, ce que le chanteur qualifie de « titre de noblesse ».

Ainsi, depuis plus d’un demi-siècle, jeter l’opprobre sur celui qui a le malheur d’exprimer une opinion différente de la vôtre, ou pire, d’émettre un jugement critique vis-à-vis de celle-ci, est une méthode très appréciée par la gauche mondialiste et bien-pensante. Mais comme toujours, leurs petites crises de nerfs et leurs tentatives de déstabilisation plus vicieuses les unes que les autres s’avèrent complètement infondées et ridicules, puisqu’elles ne s’attaquent non pas à la personne de Michel Sardou, mais à l’artiste ; et cela change considérablement la donne.

Une dualité entre l’homme et l’artiste

Par ses chansons clivantes, Michel Sardou génèrera tout au long de sa carrière énormément de réactions et d’émotions. Pourtant, qu’il soit apprécié ou décrié, voire haïs, nul ne semble différencier l’interprète de l’homme :

« Ces gens-là ont du mal à admettre que lorsque l’on interprète comme moi quinze, dix-huit chansons sur scène chaque soir, on n’est pas forcément sincère, on joue des personnages. Comme un acteur va jouer un curé, un pédéraste, un aubergiste, moi je joue un vieux marié, un bateau, un prince. Ce sont des rôles que je me distribue. Alors certains viennent me chercher des idées que je n’ai pas eues en lisant trop entre les lignes ».

Sur scène, Michel Sardou se construit un personnage qui lui colle à la peau. Ou plus exactement, se glisse dans la peau d’un personnage :

« Tous les artistes ont deux vies mais la plus importante n’est jamais la vraie. Nous ne sommes nous-mêmes que dans la peau d’un autre. »

L’artiste n’est que la façade de l’homme. L’apparence, le mirage. En se créant une seconde vie, Michel Sardou se crée une carapace et détourne ainsi l’attention du public sur une vie plus fantasmagorique et artificielle, laissant planer le doute sur ses véritables opinions.

Son regard sur la politique et sur la France

Michel Sardou chante la France, vit la France. Cette France dont il a traversé tous les paysages, tous les milieux, des plus modestes aux plus huppés et tous les lieux :

« La France me fait penser à un manteau d’arlequin. Les Français sont différents et semblables. Je ressens la France, lors de mes spectacles, à travers mon public. Les régions ne sont pas dotées du même tempérament, mais les émotions jaillissent aux mêmes endroits. » Le journal du dimanche, 2017.

S’il aime profondément son pays, difficile d’en dire autant de sa politique. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait croire, Sardou ne s’est jamais considéré comme un artiste engagé ou un chanteur de droite, mais bel et bien comme un « chanteur populaire », ni de droite, ni de gauche :

« L’une n’a eu de cesse que de m’emmerder, l’autre de me faire taire. Je ne vote pas sauf aux municipales. »

Il porte à ce propos un avis très critique sur la classe politique actuelle et la mondialisation :

« Aujourd’hui, tu dépends d’un connard qui est à l’autre bout du monde, qui fait faillite et d’un seul coup cinq-mille mecs en Provence sont au chômedu. Je n’aime pas cette mondialisation. Et le président ne peut pas y faire grand-chose. »

Dans une interview accordée au Point en 2019, il foudroie également les deux finalistes de la présidentielle 2017, notamment le président Emmanuel Macron :

 « Il n’est pas charismatique. C’est un très mauvais acteur, il est froid, il est plat, c’est une tanche. »

Marine le Pen n’y échappe pas et se fait également sévèrement sanctionner :

 « Il est évident que je ne vais pas voter pour Le Pen, elle ne dit que des conneries. »

Personne n’est oublié ni épargné, tout le monde en prend pour son grade. La politique est passée au crible et tenue pour responsable de la dégradation du pays :

« Si tu savais le nombre de sous-fifres qui prennent des initiatives, tu comprendrais mieux pourquoi la France est dans la merde. »

Vous l’aurez remarqué, Michel Sardou privilégie de loin le bon sens à la politique et aux affaires sociales, auxquelles il ne porte que très peu d’intérêt :

« – Mai 68 ?

J’étais à la campagne. J’avais siphonné une voiture porte Dauphine –puisque le grand singe avait coupé les pompes- et je vivais à Crouy-sur-Cosson. Tu vois plus clair sur l’intérêt que je porte aux affaires sociales ? »

Il n’épargne évidemment pas non plus une certaine classe médiatique qui n’a eu de cesse de le salir et remet à leur place comme il se doit quelques avortons que plus personne ne peut supporter :

« […] Et j’oublie le « médiatico-parisianisme » pour qui la vulgarité ne peut être que populaire, alors qu’ils font un tapage de tous les diables et dépensent un fric fou pour présenter de la merde à la ménagère de moins de cinquante ans ; sans parler de ces animateurs qui ont le physique de leur voix et qui ramènent leur fraise sur tout, en arbitres du bon goût, comme des ayatollahs de la culture. »

C’est dit.

S’il fallait le faire entrer dans une case, alors Sardou serait parmi les « anarchistes de droite », ce qui pour lui n’a aucun sens :

 « Je suis de la catégorie des anarchistes qui paient leurs impôts. »

Les nombreuses étiquettes qui lui ont été collées, Sardou s’en contre-fiche de plus bel :

« Je m’en fous ! Vous avez déjà vu un canard recevoir une goutte d’eau ? Il s’en tape, ça coule comme ça ! Parce que j’en ai eu tellement… » C à vous, 2019

Les polémiques, les censures, les menaces et les calomnies ne l’auront jamais réellement inquiété. Michel Sardou se moque pertinemment des réactions qu’il suscite et n’accorde que peu d’importance aux diverses intimidations dont il est la cible. En revanche, au fil du temps, un fardeau semble un peu plus lourd à porter :

« Le succès, la notoriété, la gloire, appelez ça comme vous voudrez, deviennent vite pesants. Il nous en coûte une partie de notre indépendance –ce que nous supportons assez bien- mais ça change totalement la vie. Et quand je dis tout : on passe de rien à trop. »

Si la réussite induit inéluctablement un changement de paradigme brutal, Michel Sardou tient cependant à conserver sa part de mystère, sa tranquillité et par-dessus tout, sa liberté.

Un rapport passionnel à la liberté

S’il considère la scène comme un moment merveilleux, Michel Sardou reste obsédé par la liberté. Il se définit lui-même comme un ours gentil (d’où l’illustration de son autobiographie) qui tient à son indépendance et au calme et souhaite mener une vie tranquille loin de la folie de l’industrie du spectacle, des strass et les paillettes :

« Ne plus avoir à rendre compte, ne plus avoir à demander, ne plus être dépendant, ne plus être un enfant devient une obsession permanente. »

L’idée d’être privé de liberté lui est parfaitement insupportable. Il constate avec effroi la longue descente aux enfers que connait la France en terme de restrictions de liberté et fustige ce siècle qu’il considère comme profondément liberticide :

« Je hais cette époque. Je la hais. Je hais ce siècle, je n’aime pas du tout. […] On a plus aucune liberté. » RTL, 2019

Mélancolique d’une époque révolue, il déplore cette liberté que les moins de vingt-ans ne pourront pas connaître :

« Mais quelle vie nom de Dieu ! On pouvait rouler vite, fumer partout, faire l’amour en toute confiance et pas de chômage ! On trouvait toujours un boulot qui nous aidait à nous en sortir. Nos enfants n’auront plus jamais cette chance-là ! » RTL, 2019

Cette jeunesse belle, insouciante et heureuse dont il a embrassé même les moments de solitude :

 « J’ai adoré ma solitude ! Parce qu’elle était une solitude de jeunesse. Une solitude de rêves ou de projets. Pas la solitude des oubliés. Celle-là, des millions de gens, malheureusement, la connaissent. […] L’inconvénient, c’est qu’elle ne nous aide pas à aimer les hommes. Elle fait même tout ce qu’elle peut pour nous en écarter ! D’où les remarques cent fois répétées : « Pourquoi vous avez l’air de vous ennuyer partout ? » Il ne vient jamais à l’idée de personne que c’est précisément parce qu’ils sont partout que je m’ennuie. »

Son amour de la solitude et cette envie de vivre selon son propre libre-arbitre, l’homme les cultive au fil du temps, n’ayant pu en bénéficier durant son enfance qui, à défaut d’avoir été spécialement difficile, s’est avérée pour le moins mouvementée et atypique.

Une enfance à la dérobée

Michel nait le 26 janvier 1947 à Paris. Fils des comédiens Fernand Sardou et Jackie Sardou et petit-fils de Valentin Sardou et de Bagatelle, nom de guerre de sa grand-mère qui sévissait dans la troupe des « Petites Femmes de Paris » ; il est ainsi le descendant d’une tradition familiale dans le monde du spectacle. Son avenir semble tout tracé ; et pourtant, il résumera plus tard sa carrière comme n’ayant été qu’un accident, presque un coup du sort :

« Je n’ai jamais voulu devenir chanteur ! Je me suis retrouvé un matin, et je ne me souviens plus pourquoi, dans une audition publique aux studios de l’avenue Hoche. C’est là que j’ai chanté comme j’ai pu. J’avais une voix de triangle. »

Enfant, il grandit dans le petit village de Koeur-la-Petite élevé par une nourrice, Marie-Jeanne, à qui il dédira plus tard la chanson Marie ma belle en 1994. Mais cette enfance paisible ne dure pas. Très tôt, il est contraint de suivre ses parents en tournée dans les cabarets parisiens, vacillant entre coulisses et salles de concerts, laissant son enfance insatisfaite et fugace :

« Je ne sais plus rien de ma petite enfance. D’ailleurs, que peut-il en rester ? »

Cette situation et ses résultats scolaires peu brillants le poussent à envisager la fin de ses études qui ne l’intéressent pas. En 1964, alors qu’il n’est âgé que de dix-sept ans, il prévoit de s’enfuir au Brésil pour y monter une boite de strip-tease mais se fait rattraper de justesse par son père à l’aéroport. Il commencera finalement une carrière de chanteur de cabaret et de serveur-artiste à Montmartre et prend, parallèlement, des cours de théâtre la journée chez Raymond Girard puis chez Yves Furet.

Après un petit rôle de figurant dans le film Paris brûle-t-il ? de René Clément en 1965, il décroche son premier contrat en maison de disques chez Barclay Records qui lui offre ses premiers passages télévisés et lui donne un début de notoriété.

Ce train de vie mouvementé par les exigences de sa carrière et de celles de ses parents ne va malheureusement pas faciliter les relations qu’il nouera avec eux tout au long de sa vie.

Une relation familiale à la fois distante et fusionnelle…

À première vue, si le titre peut sembler paradoxal, il est selon moi le plus approprié pour décrire la relation si particulière que noue Michel Sardou avec ses parents.

Les tournées, les déménagements et la distance sont autant de facteurs qui nuisent à leur relation, ce qu’il déplore et compense par la chanson :

« Dans mes chansons, on retrouve souvent le thème de la famille. Faute d’en avoir eu une vraie. »

Pour autant, il n’est pas question pour lui d’incriminer ses parents. Il se montre au contraire très compréhensif :

« Combien d’années avons-nous vraiment passées ensemble ? Quelle espèce de famille avons-nous été ? Eux en tournée, moi, petit en nourrice et plus tard en pension, on pourrait presque compter sur les doigts. N’y voyez aucun détachement ni aucune indifférence, un choix. Je me demande même s’ils avaient choisi ? C’était le métier. »

Si la carrière de ses parents est évidemment prenante et chronophage, Michel Sardou avoue lui-même que les torts sont partagés dans le manque de communication au sein du foyer :

 « Je n’ai jamais eu la curiosité de connaître mes parents. »

Tous semblent vivre sans réellement connaître l’autre. Non pas par manque de considération ou d’amour, simplement par cette absence de curiosité -ou peut-être aussi par pudeur ?-, donnant cette impression d’une famille qui s’ignore, n’étant que le fruit du hasard :

« Je ne savais que ce qu’ils montraient d’eux-mêmes et c’était pareil pour moi. Nous étions trois reflets à partager une vie commune. »

Et aucun des trois ne semblent d’ailleurs vouloir briser ce silence :

« Mon père et moi n’aurons eu en tout que deux conversations d’homme à homme. […] Avec ma mère je n’en eus qu’une seule. […]

  • Tu as envie d’un dessert ? Ou le café tout de suite ? »

Tragiquement, seuls les aléas de la vie feront basculer cette relation et lui donneront une tout autre dimension. C’est lorsque son père s’éteint que le jeune chanteur réalise le temps perdu. Non sans peine, il confie à propos de son père :

« Mon Dieu ! comme je regrette de ne pas l’avoir mieux connu. Ni l’un ni l’autre n’avons su faire le premier pas. Il m’observait, je le sais bien, mais pas un mot. La confidence n’aura jamais été son truc. Il espérait peut-être que je le découvrirais tout seul à un moment précis de ma vie ? J’essaie, papa, j’essaie… »

Il lui dédiera plus tard la merveilleuse chanson -particulièrement poignante et émouvante- Les yeux de mon père, dans laquelle il évoque ses regrets vis-à-vis de cette relation qui n’a été que l’écume des choses. Le jeune homme qu’il était a mûri, s’est assagi. Sa voix n’est plus celle d’entant et s’est voilée d’un timbre plus grave que l’âge et l’expérience ont forgé ; mais résonne toujours avec la même intensité et la même maitrise. Les grandes déclarations d’amour, les textes engagés et les belles histoires laissent place à un écrit plus brut et personnel.

L’artiste n’est plus dans la démonstration ou dans la performance, il est dans la confidence. D’une sincérité et d’une dignité sans équivoque, Sardou brise le silence assourdissant de ces longues années écoulées par un chant pur et solennel. Cet hommage qu’il rend à son père apparait comme une véritable libération, comme s’il vidait son sac et était enfin en mesure de lui dire ce qu’il a toujours eu sur le cœur. Ces mots jaillissent comme une délivrance, comme si seule la chanson lui permettait de se livrer et de se libérer. D’être enfin capable de mettre des mots sur ces pensées ensevelies au plus profond de lui. La puissance vocale qui émane de son corps prend aux tripes. Sans jamais être larmoyant, Michel Sardou signe avec ce titre un des plus bels hommages qu’un fils puisse rendre à son père. Difficile de rester de marbre face à une telle prestation.

Cet événement marquant s’avère être vécu comme une illumination :

« En revanche, pour moi, le deuil est moins un traumatisme qu’une révélation. »

Cette révélation n’est pas que psychique, Michel Sardou la ressent jusque dans sa chair. Elle est un véritable bouleversement, une prise de conscience telle qu’elle lui semble être une seconde naissance :

« Une partie de lui était morte avec moi… […] Une partie de moi était née avec lui. »

À ce propos, prenez un instant pour sortir de votre lecture et écouter le chef-d’œuvre La rivière de notre enfance écrit et composé par Didier Barbelivien et interprété en duo avec Garou. Bien que n’étant pas écrite par lui, cette chanson ne peut être interprétée que par Michel Sardou tant les similitudes avec sa propre histoire sont frappantes :

« Ce n’est pas sa mort qui me fait de la peine, c’est de ne plus voir mon père qui danse. »

C’est notamment dans ce passage chanté par Michel que réside selon moi le véritable message de l’œuvre :

« Du soleil qui fait l’ombre, du chagrin qui fait l’homme. »

L’écriture admirable de Barbelivien est magnifiée par deux des plus belles voix francophones ; mais seul le contexte nous permet d’en saisir l’essence et les subtilités.

Le deuil du père semble également délier la relation entre le fils et la mère. S’ils pouvaient sembler distants l’un l’autre, le lien de sang qui les lie surpasse les mots que tous deux auraient pu s’adresser. Certaines relations se passent de mots. C’est en tout cas l’impression que donne Michel Sardou lorsqu’il évoque sa mère. Il raconte à ce propos avec une tendresse infinie un épisode où sa mère s’est retrouvée hospitalisée :

 « J’ai fini par arriver et là, tu es passée de Feydeau à Racine. Tu t’es mise à pleurer. Pas parce que j’étais enfin là, non. Tu pleurais sur toi. Tu interprétais ta propre mort avec moi en sanglots au pied du lit. Tu pleurais d’être morte sans m’avoir dit adieu, alors que tu te portais comme un charme. Que dire ? On ne refait pas sa mère… »

Certains mots se passent de commentaire.

Suite à la disparition de sa mère, Michel Sardou connait la même révélation. La distance n’ayant jamais altéré le moins du monde ce lien fusionnel qui les unit tous les deux :

« Ça m’a touché profondément quand maman est partie. Et d’un seul coup, elle m’a manqué. Alors qu’elle me cassait les couilles, elle n’a pas arrêté de me casser les couilles, toute ma vie. J’étais d’accord sur rien avec elle. Et puis d’un seul coup, je me suis rendu compte, qu’il me manquait quelque chose. Elle m’a menti, elle m’a tout fait. Une garce ! Et maintenant, évidemment, j’aimerais bien qu’elle soit avec moi. » France 3, 2018.

Sa mère lui inspire d’ailleurs cette magnifique chanson, Une fille aux yeux clairs parue en 1974. Bien qu’elle ne lui soit destinée directement et se veut plus universelle, cette anecdote sur ce titre décrit on ne peut mieux cet amour vache mais sincère entre une mère et son fils :

« Quand j’ai sorti « la fille aux yeux clairs », elle m’a dit : ‘Mais où t’as vu que j’avais les yeux clairs ?’ Mais c’est pas de toi dont j’parle (rires). Au départ, rien à voir avec ma mère, au cours de l’écriture, oui, évidemment. La base, c’était que les enfants n’imaginent pas la sexualité des parents. Et j’ai un souvenir très émouvant quand maman est partie, je chantais le soir à Nancy, et quand j’ai chanté cette chanson, il y a eu un silence formidable et y a un petit garçon qui est venu me serrer la main comme ça. Ah j’étais bouleversé, bouleversé. Le public aimait beaucoup ma mère. » France 3, 2018.

Tout se passe dans le cœur et la mort n’y pourra jamais rien.

L’amour se passe volontiers de grande déclaration, il se ressent, se vit et se suffit.

Ainsi, leur perte n’altère en rien l’amour que Michel peut porter à ses parents, au contraire, elle le renforce. Comme s’ils ne l’avaient jamais quitté et continuaient de veiller sur lui de là-haut. Mieux encore, comme s’ils vivaient à travers lui :

« Pardonne-moi, maman, mais tu es tellement là que j’ai fini par l’oublier. »

C’est à travers l’enfant que vivent ses parents. Ainsi se poursuit la lignée.

Un regard sur la postérité

Contrairement à beaucoup d’hédonistes individualistes et libertaires de son époque, Michel Sardou garde un œil bienveillant sur la jeunesse. Loin des déracinés de sa génération, transmettre un héritage lui tient à cœur :

« On ne peut rien prévoir, même si nous passons notre temps à vivre pour demain. »

Vivre pour demain, c’est sacrifier sa vie pour assurer l’équilibre du monde à venir. Ce sont les racines qui font la fertilité de l’arbre. Raconter une histoire aux enfants, c’est poser un socle, c’est donner une direction, un sens, un cap. C’est faire marcher nos enfants sur nos pas. C’est leur raconter leur propre histoire :

« Ils [les jeunes enfants] entendent. Ils rangent dans un coin de leur cerveau et un matin sans comprendre pourquoi ça remonte. Ils ne savent pas d’où, mais ça leur semble familier. Une évidence ! Comprends-moi bien, on ne donne pas de conseils à un enfant de trois ans, on lui raconte une histoire. Sa propre histoire. Il y a une chance sur deux pour qu’il rejoue la même. »

Cette pensée est retranscrite dans la chanson Il était là, dans laquelle Michel Sardou rend hommage à son père, Fernand. La chanson évoque un soir où, peu de temps avant sa mort, son père se trouvait attablé avec son petit-fils, Romain, alors âgé de deux ou trois ans, fasciné par ce que lui contait son grand-père. À la fin de son histoire, Fernand se leva et glissa à l’oreille de Michel : « Le petit m’a fait bien plaisir », qui inspira le refrain. Nul ne sait ce qui a été dit ce soir-là.

Pourtant, comme un symbole, le fait que son premier fils Romain soit devenu écrivain ; et surtout que le second, Davy, soit devenu comédien, perpétue ainsi la dynastie d’artistes de la famille Sardou. Aussi troublant que cela puisse paraitre, Davy se trouva incapable d’expliquer son envie de faire de la scène, ce qu’il confia dans une interview du Figaro :

« Il y avait quelque chose de magique. Je n’ai pas choisi ce métier par atavisme, je ne me suis pas dit que je devais continuer la dynastie pour que mes proches soient fiers de moi. Jouer, c’était une envie. »

Comme une évidence.

L’Histoire se répète ; et presque par tradition, l’expérience vécue avec ses parents est reproduite avec ses enfants :

« Je n’ai jamais eu de véritable tête-à-tête avec mes enfants. Une fois qu’ils ont pris leur envol, ils vivent leur existence. La vie de mes enfants me touche, me préoccupe, mais ne me regarde pas. » Le journal du dimanche, 2017.

Au fil de l’article, un portrait semble se dessiner et différents aspects de sa personnalité se dégagent, nous offrant un aperçu du personnage, de son caractère, de son tempérament, de ses goûts, de ses envies, de ses ressentis. Or, il n’en est rien.

Le mystère Sardou

S’il est connu du grand public pour son immense carrière et ses nombreuses prises de position, Michel Sardou n’en demeure pas moins une véritable énigme. L’homme tient à rester discret et se montre peu bavard lorsqu’il s’agit de se confier sur ses sentiments ou sa vie privée :

« Et par-dessus tout, je veux écrire ce qui m’a plu ou ce qui a compté. Je ne veux pas qu’on me connaisse. Je raconte simplement ce que je veux qu’on sache. Le reste c’est mes oignons. »

Quiconque essaye de le cerner tombe dans une impasse, Michel Sardou prenant bien soin de brouiller les pistes, ce qu’il exprime avec une certaine ironie :

« Sachez qu’à chaque fois que je vois un journaliste en face de moi, je lui raconte une autre histoire. » On n’est pas couché, 2009

Pas même la lecture de son autobiographie, l’écoute de ses interviews ou l’analyse de ses chansons ne nous permettent de pénétrer en son for intérieur. Nul ne peut connaitre Sardou, pas même lui :

« On ne connaît que des époques et des parties de moi. Je ne me connais pas et personne ne me connaît. » Le journal du dimanche, 2017

Finalement, que retenir de Michel Sardou ?

Probablement que si nous ne pourrons jamais véritablement connaitre l’homme, nous pouvons toutefois en apprécier l’immensité de son œuvre.

Et pour cause, comment conclure cet article sans évoquer ces énièmes chefs-d’œuvre comme Je vais t’aimer, Je viens du sud ou encore Je vole, qui vous transportent et vous bouleversent.

Comment vous décrire un homme qui vous est parfaitement inconnu mais qui vous semble pourtant si familier ?

Comment vous peindre ce sentiment si particulier ? Eh bien, simplement en vous invitant à vous plonger à votre tour dans l’écoute de ses plus grands morceaux, qui feront de lui, à n’en pas douter, la nostalgie de demain :

« Le vrai succès finalement, c’est de devenir un jour la nostalgie de demain. » 

Pour aller plus loin :

Et qu’on n’en parle plus, Michel Sardou