14-18, le début de la fin ?

Pour justifier de l’origine du déclin français, une idée largement répandue au sein du conservatisme actuel serait que la perte colossale d’hommes de première qualité durant la Grande Guerre de 14-18 aurait créé une cassure dans la reproduction d’hommes héroïques.

Effectivement, elle est un point de bascule, celui où la tradition chevaleresque de l’art martial s’écrase contre le développement industriel.

La volonté, le courage, la noblesse offerts au sacrifice de la froide grenade et sous le brouillard artificiel du gaz moutarde. Le valeureux devient une chair à canon. Le nombre ne compte plus puisqu’il est systématiquement inférieur au feu des mitrailleuses.

Les batailles en rang d’autrefois sont englouties dans les No man’s land aux crevasses de plombs, aux monticules de poudre et aux falaises de corps déchiquetés.

Un Nouveau Monde éclot sous le tonnerre persistant des obusiers Krupp M1905.

Le chaos a un visage.

Celui de la sidération. Il se fixe pour l’éternité dans l’œil des soldats défigurés.

Et la première vraie dystopie naît ce jour où l’homme contemple médusé les conséquences irréversibles pour avoir cru dompter la toute-puissance divine.

Pour rappel, ces quelques chiffres sur «La der des der» :

  • 1,4 milliard(!) d’obus tirés. Et 37 millions pour la seule bataille de Verdun, soit 150 000 par jour.
  • 20 millions de morts. Autant de blessés.
  • 1 700 000 français perdent la vie et plus de 4 000 000 de blessés recensés.
  • Chaque village français perd un père, un fils, un frère, un cousin.
  • 22 villages sont rayés de la carte.

Note : La population française en 1914 compte environ 41 millions d’habitants. En coupant en deux moitiés, hommes-femmes, le chiffre tombe à 20 millions d’hommes. En enlevant les vieillards, les enfants, les infirmes, cela donne un aperçu du nombre d’hommes valides emportés par la guerre.

On saisit mieux dès lors que puisse avoir germé la pensée d’un avant-après ayant annihilé par un choc absurde, la force d’un peuple reconnu jusque-là et dès le baptême de Clovis pour sa quête de grandeur.
Une gloire millénaire brisée en un million trois cent quatre-vingt-dix-sept milles et huit cents éclats dans les tranchées boueuses de Verdun.

Ne restèrent que les planqués et les infirmes pour enfanter les nouvelles générations. Ces hommes-là, dit-on, transmirent un gène anémié qui se répandait à mesure que les poilus disparaissaient.

Les poilus ne sont plus, et les lâches sont maintenant légion.

Est-ce donc cela la source originelle de la torpeur française ? Celle qui ces dernières décennies semble repousser toujours plus loin le renoncement et l’automutilation.
Renoncement et torpeur face aux dépouillements de ses libertés les plus fondamentales.
Renoncement et torpeur face aux humiliations répétées sur son histoire (minimisant systématiquement sa gloire, surexposant ses tâches).
Automutilation par la complicité et l’adhésion à des récits déconstructivistes tous plus ubuesques les uns que les autres. Récits dont, ironiquement, le but est la promotion d’idées plaçant le peuple français (et la culture occidentale) de facto en position de tortionnaire systémique vis-à-vis des autres peuples.

Bref, Verdun ou la balle de 8mm fusillant le cœur de l’illustre gène français  ?

Les destinés à être morts : l’origine du déclin français

Si l’idée est convaincante sur le papier, je ne suis pas certain de sa pertinence ou disons de sa complétude. Je dois pourtant me livrer à une confidence : j’ai partagé cette idée. Pendant un temps. Mais aujourd’hui elle me semble plus tenir d’un mythe défaitiste que d’une réalité factuelle.

Sans remettre en cause un seul instant, bien entendu, à quel point la saignée des pères peut avoir été un traumatisme collectif – avec pour effet direct la volonté de ne pas entrer en guerre face à l’Allemagne aux prémices de la Seconde Guerre mondiale, alors que cette dernière multipliait les provocations, et qui eut pour conséquence la défaite classique de celui qui ne voulait pas se battre-.
D’ailleurs, cette même Allemagne, qui dénombre des pertes similaires à la France, s’est relevée très vite, alors même qu’elle était muselée par un traité de Versailles aux conditions impossibles à honorer.

Traumatisme, rupture symbolique, et probablement irréversible d’une certaine idée de la France. Je souhaite pourtant lui opposer, ou disons compléter, une autre théorie qui, sauf erreur de ma part, n’a jamais été évoquée auparavant.

C’est un postulat qui a été émis par l’intellectuel italien Pier Paolo Pasolini, le 22 mai 1975 dans une lettre à son jeune ami fictif Geniarello.

Cette théorie fut élaborée pour un autre sujet: la mutilation irrévocable de son Italie historique par l’arrivée fulgurante de la société de consommation.

Elle n’eut jamais donc pour sujet la Première Guerre mondiale, et encore moins la France.

Alors, pourquoi la mentionner ? Car Pasolini y décrit avec verve ce qu’il nomme un nouveau type d’humanité et qui vous le verrez évoque avec une pertinence troublante le profil ordinaire du jeune français contemporain. En voici un extrait de ce qu’il nomme les destinés à être morts:

Il m’est très difficile de te décrire les premiers types du premier groupe, c’est-à-dire les “destinés à être morts”. Il s’agit pour toi d’une catégorie normale, que tu as trouvée en naissant, déjà bien insérée dans l’ordre social, dans le grand théâtre de l’existence. Par conséquent, tu ne les as pas “réalisés”, c’est-à-dire objectivés, distanciés, contemplés. Quant à moi, ils me semblent constituer au contraire une catégorie nouvelle(…). Pourtant il m’est difficile de la décrire précisément parce que personne ne l’a jamais fait, donc je ne dispose pas de précédents linguistiques ou plus exactement, terminologiques.(…)

Qui sont-ils, ces “destinés à être morts”? Ce sont ceux qui jusqu’à il y a justement une douzaine ou une vingtaine d’années (…) seraient morts dans leur toute première enfance, dans cette période qu’on appelle de la “mortalité infantile”. La science est intervenue (…) et les a sauvés de la mort physique. Ils sont donc des survivants, et il y a dans leur vie quelque chose d’artificiel, de “contre nature”. Je sais bien que je dis des choses terribles, et même un peu réactionnaires en apparence. Mais, sur ce point, je t’ai vivement recommandé plusieurs fois de ne pas t’étonner, et encore moins de te scandaliser.  (…)

Leur caractéristique première, te disais-je, est le sentiment inconscient que leur venue au monde a été particulièrement indésirée  : qu’ils sont “à charge” et “en plus”. Cela ne peut qu’augmenter immensément leur désir anxieux de normalité, leur adhésion totale et sans réserve à la horde, leur volonté de ne pas apparaître non seulement différents, mais même légèrement distincts.(…)

Ils t’enseignent en premier lieu le renoncement. Un renoncement qui est rendu absolu, habituel, quotidien par le manque de vitalité, qui chez eux est une donnée réelle, physique, mais qui chez d’autres (…) peut être une tentation.(…) Ils doivent instinctivement réduire au minimum leur effort pour vivre  : ce qui, en termes sociaux signifie justement renoncer.(…)

La deuxième chose que les destinés à mourir t’enseignent, c’est une certaine tendance obligatoire au malheur. Tous les jeunes d’aujourd’hui, du même âge que toi, sont coupables de malheur, ce qui est impardonnable.(…)

La troisième chose que t’enseignent les destinés à mourir, c’est la rhétorique de la laideur. Je m’explique. Depuis quelques années les jeunes, les très jeunes font tout ce qu’ils peuvent pour apparaître laids. Ils s’arrangent d’une manière horrible. Ils ne sont pas satisfaits tant qu’ils ne sont pas tout à fait déguisés ou enlaidis. Ils ont honte de leurs cheveux bouclés, honte de l’éclat rose ou brun de leurs joues, de la lumière de leurs yeux, qui est due précisément à la candeur de la jeunesse, ils ont honte de la beauté de leurs corps. Ceux qui triomphent dans toute cette folie, ce sont justement les laids, qui sont devenus les champions de la mode et du comportement.

Lettres Luthériennes, petit traité pédagogique. Pier Paolo Pasolini. 1976

Une nouveau type d’humanité

Les mots sont durs. Difficile pourtant de ne pas y voir un portrait de nos progressistes contemporains.

Pasolini était un coutumier des idées provocantes, radicales mais la radicalité d’une idée, aussi dérangeante qu’elle puisse être ne signifie pas pour autant qu’elle soit fausse.

À l’époque où cette lettre fut écrite, les destinés à être morts représentaient un phénomène nouveau, aujourd’hui ils sont la normalité. Et qu’est-ce que la normalité sinon l’expansion d’une idée d’abord minoritaire et qui s’étend jusqu’à cette zone où ses limites deviennent imperceptibles ?

Je veux dire que nous sommes tous, à des degrés divers, ces destinés à être morts, car nous sommes tous les enfants de cette nouvelle humanité.
Le basculement a bien eu lieu. En ce sens, ceux qui croient en l’affaiblissement du gène français (européen ?) n’ont pas tort. Il y a effectivement une différence d’essence fondamentale entre le français du début du XXe et le français actuel.

Mais ne sont pas en cause (ou pas seulement) les pertes colossales de 14-18 ni celles de 39-45, non plus que les mesures politiques post-68. Il s’agit en vérité d’un mouvement de fond plus global. Pas même l’émergence de la société de consommation n’est à inculper dans la mutation des êtres humains en consommateurs béats.

C’est en vérité l’inverse, la société de masse est venue répondre aux besoins de conformité et à l’absence de vitalité de ce nouveau type de population. Ils sont destinés par essence à vouloir de cette société de masse car elle leur promet le paradis sans lutte. Du moins, elle le promettait.

Qui peut croire que les hussards ou les poilus auraient adhéré aux slogans de 68? Rien que l’idée paraît grotesque. Alors qu’à l’inverse il est facile d’imaginer des accointances physiologiques et psychologiques entre le poilu, le soldat de l’empereur ou le croisé.

Note: d’ailleurs l’origine du terme slogan est révélatrice de la nature de ceux qui l’utilisent comme le démontre Elias Canetti :

“Certains peuples imaginent leurs morts, ou un certain nombre d’entre eux, comme des armées au combat. Chez les Celtes des hauts plateaux d’Ecosse, l’armée des morts est désignée d’un mot spécial, SLUAGH. Ce mot est rendu en anglais par spiritmultitude, multitude d’esprits. L’armée des esprits va et vient en volant par grandes nuées, comme étourneaux sur le visage de la terre. Ils reviennent toujours sur les lieux de leurs péchés terrestres. (…) Après une bataille, rochers et pierres sont rougis par leur sang. Le mot GAIRM signifie cri, appel, et SLUAGH-GAIRM était le cri de bataille des morts. Le mot “slogan” vient de là : les cris de ralliement de nos masses modernes tirent leur nom des armées des morts de la haute Ecosse.”

Masse et Puissance, Elias Canetti.1960

La différence est donc ontologique et non celle d’un déclin ou d’une mollesse d’éducation.

Elle est le résultat d’un changement de population qui eut lieu bien avant la théorie du grand remplacement.

Sa cause est donc plus du fait de l’amélioration du niveau de vie, du développement de la médecine ou encore de la généralisation de la ville, y compris dans les provinces reculées, que de la conséquence directe des guerres.

Quand les destinés à être morts n’existaient pas – ou se faisaient rares- la sélection naturelle, darwiniste, était certes tragique, mais elle permettait une sorte d’écrémage par le haut. Ceux qui obtenaient le ticket pour le droit de vivre, “la bénédiction” (qui résonne alors sous un autre jour) le devaient à leur faculté naturelle à déjouer la mort précoce. La vitalité corporelle était la condition première et sine qua non pour pouvoir évoluer dans “le grand théâtre de l’existence“.

Le bénéfice n’était pas seulement génétique (seuls les mieux lotis corporellement survivent) mais également psychologique.

Être un rescapé, ce n’est pas seulement avoir triomphé de la mort. C’est aussi et surtout réaliser dès le plus jeune âge de la fragilité de sa propre existence ainsi que du monde qui le compose. Rien n’est immuable et par corollaire il y a des choses sacrées qui doivent être protégées et valant la peine de se sacrifier pour.

Quand un gamin voit ses frères et sœurs succomber prématurément, ça ne le transforme pas en un être insensible, il ne devient pas cynique vis-à-vis de l’existence, mais au contraire, germe en lui de la gratitude.

Ce chuchotement de la mort dès le berceau apporte une vitalité et un courage du souffrir de vivre, et écarte du même geste les tendances morbides et dépressives que l’on remarque sur des sujets de plus en plus jeunes.
Être un survivant précoce c’est à la fois tenir la mort à distance par la vie, mais aussi avoir une conscience aiguë de son surgissement possible de manière permanente.

Le chuchotement de la mort est ce qui différencie le français d’aujourd’hui de celui d’alors.

En définitive la théorie de “la purge“ de la Grande Guerre face à celle des destinés à être morts, c’est l’expression de la vieille querelle sur le sens de l’histoire. D’un côté le roman national, avec la construction de figures mythologiques. Des êtres humains qui portent un destin national, c’est-à-dire que leur identité charnelle se substitue à l’allégorie qu’ils incarnent.
Face au naturalisme incarné par des figures telles qu’Hippolyte Taine qui voit dans l’histoire une possibilité d’objectivité scientifique, en définissant des lois, et des facteurs tels que le milieu (géographie, climat)  ; la race (état physique de l’homme: son corps et sa place dans l’évolution biologique) et le moment (état d’avancée intellectuelle de l’homme).

Je ne développe pas plu ici ces deux paradigmes (parfois complémentaires) sur le sens de l’histoire, car ils feront l’objet d’une étude approfondie sur The Conservative Enthusiast.

En conclusion

Est-ce que ce changement d’humanité avéré doit nous condamner en spectateurs impuissants à observer la déliquescence française?

Je crois qu’il n’y pas de fatalité dans le sens de l’histoire, même si certaines choses se perdent à jamais.

Il est certain que l’écrémage qui se faisait dès le plus jeune âge et qui n’a plus lieu aujourd’hui, se répercute sur la vitalité collective, et comme nous sommes des animaux miroirs, il crée un effet de pesanteur dont nous avons tous été témoins.

Mais ce qu’il convient de mettre en place aujourd’hui ce sont les conditions permettant de réinjecter cette vitalité.

Cet article se veut une introduction pour réfléchir ensemble aux moyens à mettre en œuvre.
Selon moi, l’une des urgences absolue est de lutter contre notre éthérisation progressive. Notre rupture avec le corps, la matière et la terre.

Imaginez qu’un citadin des grandes villes peut passer des semaines sans ne jamais fouler le pied d’un sol végétal. Il quitte son appartement en béton pour rejoindre son bureau en verre par le bitume et la ferraille. Ses pieds “oublient“ le contact au sol véritable contenant les sédiments de la vie.

Comme les tomates de Hollande qui poussent hors-sol n’ont pas de saveur, ni de consistance, un être humain qui pousse hors-sol deviendra dénué de substance car son point d’enracinement est nul.

Et déconnecté des cycles naturels, de la double caractéristique en apparence contradictoire de la nature : menaçante et bienveillante. Sauvage et réconfortante. Dure et douce. Cette subtilité se perdant à mesure que le bitume grignote le pâturage, ses idées s’en trouvent également affectées et il en perd l’acuité intellectuelle. Car c’est l’expérience du corps qui induit la pertinence des pensées.

Nietzsche aimait à dire que les seules idées qui vaillent le coup sont celles que l’on a en marchant, il a oublié de préciser que c’est à la condition d’une marche sur un sol véritable.


Sources: