Bien peu de choses possèdent une charge aussi mythique que lui. Objet de fascination ou de profond dégoût. Il ne laisse jamais insensible. Polarisant à l’extrême les opinions à son sujet. Il est aussi source de mystère et de préjugés, car bon nombre de personnes n’ont jamais osé l’essayer, et ce pour une raison toute simple : ils ignorent la marche à suivre pour bien fumer le cigare.

Je me propose donc dans cet article de vous donner des pistes pour une initiation réussie et de vous transmettre également certains préceptes qui m’ont été enseignés durant mon pèlerinage sur l’île de Cuba.

Il n’est pas simple d’aborder avec innocence cet artefact qui renvoie tout à la fois à l’homme de pouvoir, au capitaliste, au révolutionnaire, à l’intellectuel, à la rockstar ou encore au mafieux… Il caractérise in fine toujours ces êtres qui s’affirment en tant qu’individu singulier face à la masse. Qu’ils la contrôlent ou l’affrontent.

Mais pour tenter de percer l’art délicat du cigare, il nous faut mettre de côtés toutes ces représentations, les oublier et nous en tenir uniquement aux sensations qu’il nous offre, et elles ne manquent pas, pour en révéler sa quintessence.

Car oui, l’art du cigare n’a absolument rien à envier à l’œnologie ou à la parfumerie.

Note : Pour les lecteurs qui souhaitent en apprendre plus sur son origine, millénaire, son implantation en Europe je vous invite à consulter cette page qui en esquisse les dates importantes :

https://www.cigares.ch/blog/histoire-p11

L’échappée cubaine

Pour bien saisir la préciosité d’un instant de cigare, il nous faut fuir les sentiers du paraître et faire confiance à ses sens.

Quiconque n’a jamais “goûté“ un Magnum 46 de chez Upmann ne peut soupçonner l’allégresse que procure ces bâtonnets sur l’âme.

Il y a quelque chose de profondément organique et de vivant qui s’en émane. Le toucher tendre d’un cuir d’agneau. Et des arômes qui nous portent irrémédiablement vers Cuba:

Du café tout juste torréfié, le cacao tiède de Baracoa chauffé à blanc dans une casserole en cuivre patinée; de la noisette, de l’amande verte de Santiago; une pistache de San Luis. Du cèdre; des agrumes; la suavité d’un fruta bomba, tout cela se trouve contenu dans les feuilles de tabac séchées. Mais aussi du pain grillé; une brioche au beurre de La Havane.
Le miel quelquefois, c’est alors presque toujours de l’acacia de Cienfuegos. Les cubains, amoureux du sucre devant l’éternel, et possédant peut-être le meilleur miel du monde, prolongent même le vice en y déposant une fine couche à l’embouchure de leur puro.
Pour les cow-boys il y a les parfums lourds d’écurie et le cuir des bottes, celles des cavaliers chevauchant à cru leurs étalons dans les plaines de Camagüey; la mousse des sous-bois et les champignons d’octobre…et des épices ! Ces épices dignes des meilleurs comptoirs coloniaux. Safran, cannelle, cumin, vanille… Du poivre vert pour les cigares nouveaux. Poivre noir pour ceux patiemment vieillis dans l’humidor.

Mais pour atteindre ce paradis tendre l’amateur doit suivre un rituel, et respecter certaines règles pour apprendre à bien fumer le cigare, .

D’abord il coupe la tête au cigare à l’aide d’une guillotine. Puis il commence par tirer à cru (c’est-à-dire tirer sur le cigare pas encore allumé). Des premières saveurs très vertes se font sentir. Celle des sous-bois, du lichen et des champignons que l’on respire dans la forêt d’automne, ruisselante d’une pluie lourde et sous le ciel noir déchiré par l’or des rayons d’octobre.
C’est d’ailleurs une chose qui m’a surpris, à quel point les plaines intérieures de Cuba, de Santa Clara jusqu’à Camagüey en passant par Sancti Spiritus ressemblaient toutes étrangement à celles du centre de la France. Je m’attendais naïvement à des paysages caribéens, il n’en fut rien.

Le tirage à sec donne le LA du périple à venir. Il prépare aussi l’amateur à la détente.

Avant de commencer à fumer le cigare à proprement parlé, le gourmet se sera assuré d’avoir le ventre plein, et d’être suffisamment hydraté. Le ventre plein permet d’éviter les effets indésirables de la nausée (notamment pour les cigares puissants) et l’hydratation quant à elle permet de profiter au maximum des arômes.
À ce titre je conseille d’avoir toujours un verre d’eau à proximité, et de s’hydrater régulièrement, y compris si vous l’accompagnez d’un alcool (surtout même, car l’alcool déshydrate).

Petite digression : les associations breuvages-cigares mériteraient un article en entier, et si celui-ci vous plaît nous en écriront un pour vous proposer les meilleurs associations possibles. Je conseille, si c’est votre première fois, de vous en tenir à un thé vert ou un café assez doux, sinon uniquement de l’eau.
Car une association mal sentie avec du rhum, whisky, cognac et autres vin peut étouffer la palette aromatique. De la même manière qu’une association vin-fromage peut créer une synergie magique quand elle est bien sentie, et peut s’en trouver parfaitement gâchée quand les accords sont mal appréhendés.

Pour enflammer votre cigare, les allumettes sont préférables au briquet (sauf si vous êtes en extérieur bien sûr), mais quelque soit l’outil utilisé, la seule règle d’or c’est de PRENDRE LE TEMPS.
Approchez la flamme, tournez délicatement le cigare sur lui même, tirez une bouffée, approchez de nouveau la flamme, tournez le cigare, tirez une bouffée etc.. . Du bon allumage du cigare dépendra la facilité du tirage.

Lorsque j’étais à La Havane, les cubains mettaient au moins cinq bonnes minutes pour un allumage réussi, et ils utilisaient systématiquement une feuille de cèdre en lieu et place de l’allumette de manière à apporter un soupçon de bois précieux. Ce n’est cependant pas indispensable.

Quand le cigare se gonfle légèrement de la vie qui l’anime, balancez-le doucement pour attiser le feu et faire en sorte que la chaleur se propage équitablement dans le bâtonnet.

Voilà il est allumé. Vous pouvez enfin commencer à fumer ce cigare qui vous fait de l’oeil depuis que vous l’avez aperçu dans le civette . Le voyage commence. Je le répète, prenez le temps. Vraiment. Cela vous évitera des hauts-le-cœur et prolongera le plaisir.

Le cigare se décompose en trois parties plus ou moins perceptibles selon les marques.
Sa structure s’apparente à la pyramide olfactive du parfum avec : les notes de têtes, de cœur et de fond. Mais ici on parlera du foin, du divin et du purin. Certains cigares bénéficient de changements très contrastés, d’autres sont plus linéaires (ce qui ne signifie pas qu’ils soient moins bon pour autant !).

Le foin correspond au premier tiers. C’est la note de tête du parfum. Les saveurs sont présentes mais elles sont encore un peu contenues, elles n’ont pas encore libérées tout le potentiel de leurs nuances. Le foin c’est comme l’introduction d’un livre, on sent déjà à quelle sauce nous allons être dégusté. Pourtant il serait trompeur de se faire un avis définitif sur lui car il arrive qu’il soit un peu décevant et certains cigares nécessitent une montée en puissance plus longue que d’autres.

Vient ensuit le divin qui correspond au second tiers. Il porte bien son nom. Le divin c’est l’acmé, le moment où les arômes s’épanouissent. Les bouquets floraux. Les fruits secs. Le chocolat. Le café. Les épices. Les saveurs explosent et la douce ivresse commence. Elle est tout à fait normale, elle s’apparente au verre qui rend joyeux, celui qui précède le verre de trop. C’est l’instant de jouissance pure. L’esprit s’abandonne à la rêverie. L’acuité intellectuelle s’éveille. J’ai souvent eu mes inspirations durant le divin.

“Le cigare engourdit le chagrin et remplit les heures solitaires d’un million de choses agréables.”

George Sand

Enfin le dernier tiers, le purin. Son nom ne lui fait pas honneur, car il peut être source de bonheur aussi, la nicotine s’est concentrée, c’est le moment où les parfums les plus organiques émergent. Le cuir chevalin, la graisse animale, les notes terreuses, les épices se corsent, comme le poivre qui incendie les lèvres et surprendra le profane. On parlera de menthe si ce feu rafraîchit, et de poivre s’il se contente de brûler.
Le purin c’est le moment du voyage où vous ne faites plus qu’un avec la nature, où vous en appréciez toutes ses facettes, y compris celles à priori rebutantes.
Ceux qui ont grandi en campagne, comprendront que l’odeur d’un champ plein de bouses de vaches peut être une odeur réconfortante, alors qu’elle refoulera l’être humain habitué aux odeurs aseptisées.

Il arrive cependant que le purin se teinte d’âcreté. Il faut alors procéder au dégazage. C’est-à-dire qu’il faut une nouvelle allumette, la porter à la pointe du cigare consommé, et au lieu de tirer comme vous le faisiez pour l’allumer, il faut cette fois souffler. Si vos allumettes sont de types standard, cela nécessitera deux allumettes. Une fois le dégazage effectué, il est toujours bon de tirer un peu pour régénérer la chaleur et redonner un peu de vie. Et ainsi pouvoir finir de fumer votre cigare sereinement.

Si tout s’est déroulé normalement, Vous devriez être repus. La puissance en nicotine du purin ayant pour but de clore avec force et fracas cet instant évanescent.

Notez que fumer le cigare s’inscrit dans une démarche globale d’élégance masculine, vous pourriez en ce sens être intéressés par l’article ci-dessous :

Bien fumer le cigare : un subtil rituel

Quelques précisions :

  • Pour ceux qui ont tendance a avoir les lèvres trop humides. N’hésitez pas à recouper avec la guillotine l’embouchure du cigare quand celle-ci devient mouillée, car elle peut altérer le tirage.
  • Pour bien fumer le cigare, ne soyez pas un maniaque du lâché de cendre (le réflexe du fumeur de cigarettes), laissez la cendre se maintenir au cigare, quand elle sera sur le point tomber vous la verrez se courber, c’est le moment de s’en séparer. N’hésitez pas au préalable à contempler les nervures de la feuille encore visibles sur la cendre.

Le puro (comme disent les cubains) est une matière vivante, et il y a quelque chose d’hypnotisant à observer le cercle de feu ronger patiemment l’entrelacs des feuilles séchées. Avec ce sentiment d’être un démiurge qui contemple les forces vivaces de la vie lutter contre le feu. Comme si l’on tenait au bout des doigts une forêt miniaturisée.

Beaucoup de préjugés sont affublés au cigare, et il est vrai que sa réputation souffre parfois de son statut iconique. Pas facile de fumer avec nonchalance derrière ce qui fut l’emblème de nombre de figures historiques.

L’autre subtilité est qu’à l’instar du vin, sa compréhension est ardue. Il ne suffit pas d’avoir fumé un seul cigare pour en connaître ses secrets. C’est un sentier semé d’éblouissements mais bien plus souvent encore d’embûches.

Pas un seul havane ne se ressemble. Un même terroir, une même série offrent parfois des destins contraires. Y compris sur des millésimes identiques. Ajoutons que certains cigares nécessitent un vieillissement prolongé pour acquérir la plénitude de leur saveur (typiquement le D4 de chez Partagas) et s’avéreront décevants s’ils sont fumés trop verts. D’autres sont constants dès leur production (les Romeo y Julieta).

Il arrive aussi que même le meilleur des cigares se refuse à vous. Je les appelle les havanes rebelles.
Vous avez beau avoir respecté méticuleusement le rituel, rien n’y fait le tirage ne se fait pas ou très difficilement. Il ne cesse de s’éteindre, et vous devenez rouge à force de tirer dessus comme un dément. Ça ne doit pourtant pas être considéré comme une mauvaise expérience. Bien au contraire, c’est précisément son caractère aléatoire, qui le rend précieux et addictif. Malgré tout le soin mis par les artisans pour offrir la meilleure qualité possible, chaque cigare s’offre de la manière dont il l’entend.
J’ai en tête ce Churchill “long” de chez Romeo y Julieta qui m’en avait fait voir de toutes les couleurs alors que j’étais à la terrasse de l’hôtel Inglaterra dans le cœur historique de La Havane, celui qui fait face au Parque Central, tout proche du Capitole. J’avais du me résoudre, bien à contrecœur, à l’arrêter à mi parcours tellement le tirage était horrible (et m’avait filé une nausée du diable), alors qu’il fait partie sans conteste des modules les plus fiables et délicieux du marché.

Fumer un cigare c’est accepter de ne pas avoir le contrôle total, c’est refuser le standardisé, le systématique, l’immuable. C’est choisir de ne pas être un barbare (pour reprendre le génial Alessandro Baricco) et donc choisir de ne pas se complaire dans un plaisir immédiat et linéaire. C’est au final, accepter la possibilité de ne pas être comblé.

Chaque cigare doit être respecté, car il est l’œuvre d’un artisanat qui n’a pas changé depuis des siècles. Les torsadors répètent ad eternam les gestes de leurs ancêtres. Ce geste, le savoir-faire que l’on retrouve dans tous les domaines de l’artisanat traditionnel, sert de fil rouge à notre identité. Nous trouvons notre place parce que nous sommes le maillon d’une chaîne infinie.

Dans ma réserve

Pour conclure, je vous propose une sélection de 5 cigares qui font partie des mes coups de cœur pour des raisons diverses, mais que j’assume subjectives et partiales. Cette sélection ne prétend ni proposer les meilleurs havanes du marché, ni plus que les meilleurs rapports qualité-prix. Je laisse le soin à d’autres de le faire. Voilà une liste faite par l’amateur que je suis.

Romeo y Julieta N°1

Romeo y Julieta sur le site Tabashop

A la lecture de l’article vous avez du remarquer que je suis un grand admirateur des cigares Romeo y Julieta dont la réputation n’est plus à faire. J’ai choisi le N°1 car je le considère comme le compromis idéal. Entre le cepo (calibre du cigare) parfait, selon moi, les parfums doux qui oscillent entre le floral et le cacao. Son rapport qualité-prix excellent et le fait qu’il puisse être apprécié aussi bien par le novice que par le fumeur régulier en fait de lui un incontournable .

Ceci dit tous les Romeo y Julieta valent le détour : le Mille fleurs, La gamme Churchill (short, wide, long), le Belicosos…

Son prix : Entre 7 et 8€/pièce

Upmann Magnum 46

Upmann Magnum 46 sur le site Rauchr.de

Probablement mon cigare préféré toute catégories confondues. Crémeux, suave, avec un équilibre de saveurs exceptionnelles. Le chocolat, le miel, le poivre, et le bois précieux sont assemblés avec une justesse inouïe.
Dans ma vie de fumeur il y a eu un avant et un après Upmann Magnum 46.

Son prix : Environ 14€/pièce

Quai D’Orsay N°54

Quai d’Orsay 54 sur le site cigarsltd.com

Cigare “français“ mais intégralement créé à Cuba. Marque assez confidentielle et pourtant l’un des cigares les plus élégants qui soit. De la bague au toucher très soyeux de la vitole en passant par les arômes tout en nuances aux notes terreuses, boisées et de cuir. Pour paraphraser ce cher Hugo Jacomet, le Quay d’Orsay 54 est « une déclaration de style» .

Son prix : Environ 14€/pièce

Punch Punch

Punch Punch sur le site smokersheavenshop.co.uk

Une autre merveille, un peu méconnue. Un cigare racé, tourbé, épicé, qui sent bon les matchs de boxes dans des rings déglingués et la force d’un uppercut bien senti. Je le déconseille quand même au novice, qui risque de passer à côté de sa subtilité et surtout de se retrouver K.O par sa puissance. Mais pour le fumeur averti c’est une pépite.

Son prix: entre 12 et 14€/pièce

Macanudo Inspirado White

Macanudo White sur le site Woodenindiantobacco

La seule marque de cette sélection qui ne soit pas cubaine. La marque Macanudo est du Guatemala, mais il s’agit d’un blend avec des feuilles provenant du Nicaragua, d’Indonésie, du Mexique ou encore d’Équateur.
Je recommande ce Macanudo Inspirado White, pour une raison simple, il s’agit du cigare avec lequel j’initie les novices. Son prix abordable, ainsi que son extrême douceur, ses notes très prononcées de chocolat au lait, sa fumée ample et crémeuse, son évolution assez linéaire, permettent une entrée doucereuse dans le monde du cigare.

Son prix : Un peu plus de 6€/pièce

Pour aller plus loin :

Quid du légendaire Cohiba ? Tous les produits de la marque favorite des dirigeants de la révolution cubaine sont à n’en pas douter des joyaux de la nature.
Ils n’ont, à mon humble avis, aucun concurrent au monde quant à leur palette aromatique.
Si je les ai volontairement évincés de cette sélection, c’est que le tarif prohibitif, l’extrême complexité de leurs saveurs et le mythe qu’ils incarnent doivent représenter un aboutissement et non le début du voyage. Vouloir goûter au meilleur tout de suite c’est prendre le risque de passer à côté de la joie authentique qui ne survient qu’après avoir entrepris le laborieux et humble chemin vers l’hédonisme…

Si cet article sur l’art de bien fumer le cigare vous a intrigué et que vous souhaitez en apprendre plus, je vous invite à suivre la chaîne Youtube du très sympathique Damien de chez Cigars Passion qui déguste et détaille les cigares comme personne !

Je vous invite également à nous faire savoir dans la section commentaires, ou sur nos réseaux sociaux, votre intérêt pour le sujet afin que nous puissions vous en proposer d’autres à l’avenir.