Aujourd’hui, c’est avec grand plaisir que nous continuons notre partenariat avec l’Institut Iliade avec notre publication d’un vendredi sur deux.
Cette semaine nous découvrons une analyse sur la Russie, son évolution et son avenir.
Texte d’Héléna Perroud, publié dans le hors-série de Livr’Arbitres, VIIIème colloque annuel de l’Institut Iliade, samedi 29 mai 2021.
Décembre 2021 marquera les trente ans de la chute de l’URSS et les trente ans d’un pays paradoxal, à la fois très jeune dans sa forme politique actuelle et héritier d’une histoire millénaire, commencée au IXe siècle autour de la «Rus de Kiev ». Le chemin pris par la Russie ces dernières décennies continue d’intriguer et d’être mal compris. Un homme aussi perspicace que Winston Churchill disait de la Russie qu’elle est « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme. Mais peut-être y a-t-il une clef.
Cette clef c’est l’intérêt national russe ». C’était en 1939 et le contexte était bien sûr différent du nôtre. Plus près de nous, Alexandre Soljenitsyne disait en 2007 (un an avant sa mort) que Vladimir Poutine avait « reçu en héritage un pays dévasté et à genoux, avec une majorité de la population démoralisée et tombée dans la misère. Et il a fait son possible pour le remettre debout petit à petit, lentement. Ses efforts n’ont pas été tout de suite remarqués ni reconnus ».
La décennie Boris Eltsine (1991-1999) a été celle d’un nouveau « Temps des troubles », en référence à la période la plus mouvementée de l’histoire russe, entre la mort d’Ivan le Terrible en 1584 et l’avènement du premier des Romanov en 1613. Le passage à l’économie de marché s’est traduit par une inflation galopante à trois chiffres (et même à quatre en 1992 : + 2 500 % !), une espérance de vie tombée à 58 ans pour les hommes et une chute des naissances, à l’issue de cette décennie, inférieures au point bas de 1943, au cœur d’une guerre particulièrement meurtrière pour la Russie avec plus de 27 millions de morts. Le comble de l’humiliation a été la crise financière d’août 1998, un choc économique et financier considérable quand l’État s’est retrouvé en situation d’insolvabilité.
Le relèvement de la Russie
Dans un texte programmatique, publié la veille de son arrivée au pouvoir le 31 décembre 1999, La Russie au tournant du millénaire, Poutine dresse l’état du pays et trace la voie à suivre, avec une conscience aigüe du risque de déclassement sur la scène internationale : « La Russie traverse l’une des périodes les plus difficiles de son histoire multiséculaire. C’est sans doute la première fois depuis ces 200 ou 300 ans dernières années qu’elle est confrontée au risque réel de se retrouver au deuxième voire au troisième rang parmi les nations. Pour que cela n’arrive pas il faut une très grande mobilisation de toutes les forces intellectuelles, physiques et morales du pays. » Dans ce texte, les données économiques tiennent une part importante, avec des chiffres et des tendances de court et de long terme, des comparaisons internationales et la place de la Russie par rapport à ses grands partenaires.
Avec le sentiment de l’urgence, il va inscrire sa mission dans le temps long et explique qu’il faudra 15 ans pour rattraper le PIB de l’Espagne ou du Portugal avec une croissance de 8 % par an ; qu’une croissance de 10 % sur la même durée permettrait de se hisser au niveau de la France ou de la Grande-Bretagne. Avec Alexeï Koudrine, son ministre des Finances de 2000 à 2011 et German Gref, son ministre du Développement économique de 2000 à 2007, il va assainir les finances et désendetter la Russie, qui n’avait que 8,5 milliards de dollars dans les caisses et 133 milliards de dollars de dettes lorsqu’il prend les rênes du pouvoir. En confiant les deux secteurs stratégiques – gaz et pétrole – à deux hommes de confiance, Alexeï Miller pour le gaz et Igor Setchine pour le pétrole, qui sont toujours là en 2021, il prend le contrôle des principales ressources qui alimentent le budget de l’État. Cette équipe resserrée réussit dans un premier temps à désendetter le pays, rembourser par anticipation les institutions financières internationales et effacer l’humiliation de 1998. Dans un deuxième temps, elle va créer en 2006 et 2007 deux fonds publics structurels – des matelas de sécurité – alimentés par les excédents issus des ventes d’hydrocarbures, qui vont s’avérer très utiles pour affronter les crises de 2008-2009, 2014 et 2020.
Le deuxième défi auquel Poutine va s’attaquer, une fois qu’il disposera de nouveau de moyens financiers sera la démographie, grand talon d’Achille de la Russie moderne et première des priorités de son mandat actuel. Il lance en 2007 une politique nataliste très volontariste, mettant au point notamment un « capital maternel » donné au départ pour l’arrivée d’un deuxième enfant, étendu au premier enfant depuis 2020 et qui représente 5 300 euros environ, soit 10 fois le salaire moyen russe. Le taux de fécondité est passé de 1,16 en 2000 à 1,76 enfants par femme en 2016, et de nouveau légèrement en baisse depuis. Parallèlement, l’espérance de vie s’est allongée de 65 ans en 2000 à 73 ans en 2019, avec l’objectif d’atteindre 78 ans d’ici à 2030. Ce qui a conduit à une réforme des retraites très impopulaire mais nécessaire en 2018, augmentant progressivement d’ici à 2028 la durée de travail de 55 à 60 ans pour les femmes et de 60 à 65 ans pour les hommes. Le souci de repeupler la Russie se traduit également par une politique d’immigration sélective et, autre facteur de développement du capital humain, un investissement important dans l’éducation ; les filières d’excellence sont encouragées, notamment à travers l’école Sirius créée dans les infrastructures des Jeux olympiques de Sotchi ; les filières techniques sont mises aux standards internationaux à travers Worldskills ; des bourses de recherche significatives sont distribuées pour attirer ou faire revenir de jeunes talents.
Si l’impératif de diversification de l’économie est ancien, il a connu un coup d’accélérateur grâce aux sanctions occidentales décrétées contre la Russie en 2014 après la crise ukrainienne et l’affaire de la Crimée. L’embargo décidé sur les produits jusque-là importés d’Europe de l’Ouest a notamment profité au secteur agricole. Au-delà des fromages russes – aux noms souvent français – qui ont fait leur apparition, la viande porcine et le secteur céréalier sont parmi ceux qui ont le plus bénéficié de l’arrêt des importations. La première était importée en Russie à 30 % jusqu’en 2014 ; en 2019 le pays est devenu autosuffisant ; depuis l’année dernière, la Russie en exporte. Pour la production céréalière, la Russie est passée de 67 à 108 millions de tonnes entre 2014 et 2017 et a plus que doublé l’exportation de son blé, de 15 à 40 millions de tonnes, soufflant à la France des marchés en Afrique du Nord.
Autre facette de cette diversification, le pays mène depuis peu une politique très attractive pour le secteur des technologies de l’information (IT), auquel la crise du coronavirus a donné une impulsion décisive. Depuis janvier 2021, l’impôt sur les sociétés de ce secteur a été abaissé de 20 % à 3 % de façon à attirer les acteurs du secteur et à favoriser leur installation en Russie.
L’immensité du pays, que traversent 11 fuseaux horaires, impose aussi de lancer des projets d’infrastructures pour développer les régions russes, à la traîne derrière Moscou et Saint-Pétersbourg. Aussi l’effort a-t-il porté ces dernières années sur les aéroports et les routes, avec une priorité pour une grande région qui regorge de richesses naturelles mais encore très peu peuplée, l’Extrême-Orient russe, à laquelle est dédié depuis 2012 un ministère spécifique – le ministère du Développement de l’Extrême-Orient, étendu à l’Arctique depuis 2019. Pendant du Forum économique de Saint-Pétersbourg, dont la première édition remonte à 1997, le Forum économique de Vladivostok a été institué en 2015 pour faire profiter cette région russe du dynamisme de la zone Asie-Pacifique ; la promotion énergique du territoire passe par des conditions avantageuses faites aux investisseurs sous forme de zones économiques spéciales et même la possibilité d’acquérir la nationalité russe à partir d’un investissement de 10 millions d’euros. La diversité du pays recoupe aussi une diversité confessionnelle ; 15 % de la population de la Fédération de Russie étant de confession musulmane, une économie islamique commence à voir le jour sous le contrôle très étroit des autorités.
Enfin, dans un souci d’indépendance par rapport au dollar et aux États-Unis et pour faire face aux sanctions occidentales, la dédollarisation des échanges économiques de la Russie s’accélère, un SWIFT russe et une carte de crédit spécifique – Mir (« paix » et « monde » en russe ) – ont été créés dès 2014 pour concurrencer Visa et MasterCard. C’est le sens d’alliances comme les BRICS ou l’Union eurasiatique, lancées pour contrebalancer les difficiles relations avec l’Occident.
Des points de fragilité
Le relèvement économique de la Russie ne doit pas occulter des points de fragilité qui existent et qui semblent s’accélérer dans la perspective du transfert de pouvoir qui est enclenché, quelle que soit la volonté du président Poutine de le suspendre. Encore 20 millions de Russes vivent sous le seuil de pauvreté (même s’ils étaient deux fois plus en 2000) et les revenus des ménages n’ont pas réellement augmenté depuis 2014. La corruption reste une réalité ; la Russie est au 129e rang (sur 180) de l’ONG Transparency International, même si le climat des affaires s’est considérablement amélioré et si le pays s’est hissé sur ce plan en moins de 10 ans de la 120e place en 2011 à la 28e (sur 190) en 2019 du classement Doing Business de la Banque mondiale. Des comportements mafieux que l’on pensait révolus refont surface et le cas d’un colonel du FSB chargé de la lutte contre la corruption dans le secteur bancaire, arrêté avec 12 milliards de roubles en liquide chez lui, dont le procès s’est ouvert en mars à Moscou, est à cet égard emblématique. Autre point de vigilance, la méfiance des entrepreneurs russes à l’égard du système judiciaire. Selon un rapport remis en mai 2020 à Poutine par leur porte-parole Titov, 70 % d’entre eux ne lui font pas confiance contre 45 % en 2017.
La Russie est aujourd’hui la 11e économie du monde et la crise du coronavirus a rebattu les cartes. Le pays aura moins souffert que les économies occidentales avec une chute du PIB limitée à 3,5 % en 2020 ; 6 % du PIB a été mobilisé pour soutenir les secteurs en difficulté et les familles par des aides directes. Titulaire d’une thèse en économie, chargé des questions économiques à la mairie de Saint-Pétersbourg auprès du maire libéral Anatoli Sobtchak, Poutine a multiplié depuis 2000 les échanges directs avec les acteurs économiques, russes comme étrangers, recevant encore fin avril, pour la 4e fois depuis 2016, la communauté d’affaires française.
La restauration de la souveraineté politique, qui passe par la souveraineté économique, aura été le fil rouge de l’action de Vladimir Poutine depuis vingt ans. Il a su recréer une unité des Russes entre eux, les réconcilier avec leur histoire et décourager les séparatismes en rassemblant quelque 140 millions de ses concitoyens dans le respect de leur diversité, autour du patriotisme, ciment de la nation et qui s’écrit en russe avec une majuscule. Pour que les Russes croient de nouveau en eux et en leur avenir. Dans son texte de 1999, il écrivait : « Personne ne le fera à notre place. Tout dépend maintenant de notre capacité à percevoir l’ampleur de la menace, nous rassembler et nous mobiliser pour un effort prolongé et difficile. »
Les années qui viennent diront si la Russie, qui a retrouvé son statut de puissance, retrouvera un jour la richesse. Il semble qu’elle ait retrouvé la confiance, ce qui est un bon début.
Héléna Perroud
Retrouvez les actes du colloque dans le hors-série de la revue littéraire Livr’Arbitres (10 €).
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