Aujourd’hui, c’est avec grand plaisir que nous continuons notre partenariat avec l’Institut Iliade avec notre publication d’un vendredi sur deux.
Cette semaine nous accompagnons la réflexion de Philippe Conrad, sur l’économie de la civilisation européenne.
L’homme européen tel qu’il s’est défini au fil des siècles est un créateur de richesses et de puissance économique. Il convient de renouer avec cette vocation à l’heure où s’affirment de nouveaux compétiteurs, notamment en Asie.
La crise de civilisation que traverse aujourd’hui notre Europe a conduit légitimement à remettre en question l’hégémonie exercée depuis deux siècles par les valeurs économiques. Le libéralisme et le marxisme – qui ont longtemps dominé le paysage idéologique – ont en effet favorisé et justifié l’émergence d’un homo economicus réduit au rang de simple consommateur et oublieux des dimensions morales ou esthétiques qui prévalaient dans les sociétés traditionnelles.
Le rejet du processus mortifère qui s’est ainsi engagé a naturellement conduit à une remise en cause de la primauté accordée à l’économie et à la critique d’une « société marchande » au sein de laquelle l’hypertrophie de la « troisième fonction » se serait opérée au détriment des fonctions de souveraineté et de défense, traditionnellement dominantes. Une critique largement fondée, mais qui ne doit pas occulter le fait que notre monde européen n’a pu réaliser l’ascension historique que nous connaissons qu’au prix d’une réussite économique indispensable à son développement.
Des cathédrales qu’il faut bien financer !
C’est vrai au lendemain de l’an mil quand, après les siècles sombres du Haut Moyen Âge qui ont suivi l’effondrement de la Pax Romana, l’Occident latin connaît un réveil spectaculaire, première étape d’une montée en puissance qui va le conduire, huit siècles plus tard, à la maîtrise du monde.
Le dynamisme démographique retrouvé, l’ampleur des grands défrichements, l’apparition de nouvelles techniques agricoles, la renaissance urbaine et celle du grand commerce préparent l’émergence des grands États dynastiques et la projection d’une Europe demeurée longtemps soumise aux pressions barbares successives vers l’espace méditerranéen, ce que confirment l’aventure des croisades de Terre Sainte et les progrès de la Reconquista ibérique.
Dans le même temps, l’Europe « se couvre d’un blanc manteau d’églises », développe ses écoles monastiques qui récupèrent l’héritage antique, voit naître ses Universités et lance vers le ciel les flèches de ses cathédrales gothiques, prélude à l’essor, dans les cités industrieuses d’Italie ou de Flandre, à ce qui deviendra la flamme de la Renaissance.
L’Europe désenclave le monde…
Après les temps de peste et de crises des XIVe-XVe siècles, l’essor économique est bridé par la famine monétaire liée aux limites que rencontre la production des métaux précieux. Ce sont les progrès en matière de technique navale et le souci de contourner le nouvel obstacle ottoman, afin de renouer avec les routes du grand commerce naguère établies avec l’Orient, qui conduisent Portugais et Espagnols sur les voies maritimes. Elles vont rapidement permettre de réaliser le premier désenclavement du monde, au profit de la péninsule européenne de l’immense bloc eurasiatique.
Les nouvelles routes du commerce et les nouvelles ressources en métal précieux qu’offre le Nouveau Monde engendrent alors une phase de croissance séculaire, qui voit Lisbonne, Séville, Amsterdam et Londres se succéder – dans le rôle de ville-monde chère à Fernand Braudel – à la République des doges, maîtresse pendant plusieurs siècles de l’espace méditerranéen. Capitalisme commercial et commerce colonial contribuent au renforcement économique et politique d’une Europe qui impose toujours plus sa marque sur le monde à travers son hégémonie navale et les voyages de découverte qui lui permettent, en l’espace de trois siècles, de s’approprier le monde.
L’impératif de la puissance économique
Cette situation est aujourd’hui remise en cause par l’apparition de nouveaux compétiteurs, notamment en Asie. La maîtrise des techniques et les capacités d’innovation qui ont garanti pendant longtemps l’hégémonie européenne ne sont plus désormais l’apanage exclusif de nos sociétés. Les mondes nouveaux aujourd’hui en gestation, parfois avides de revanche, entendent bien se doter des armes qui ont fait le succès des puissances occidentales de naguère.
Il apparaît donc évident que les tentations diverses poussant à sous-estimer la part de l’économie dans la prospérité des peuples et dans leur niveau de civilisation ne doivent pas faire illusion, même s’il est légitime de fixer à la production de richesses et à la satisfaction des besoins matériels des populations des objectifs et des limites qui permettent de ne pas remettre en cause les grands équilibres environnementaux et humains. Le but assigné à l’économie ne peut en effet se résumer à la fabrication de l’homo consumans et de l’homo festivus, chers à certains de nos contemporains mais oublieux de nos fondamentaux anthropologiques.
L’histoire nous apprend que l’homme européen tel qu’il s’est défini au fil des siècles, dans son action, dans son imaginaire et dans sa vie spirituelle, a toujours su susciter la puissance économique tout en la soumettant à des vues plus hautes.
Philippe Conrad
En illustration : Fortunino Matania, la construction d’une cathédrale gothique (détail).