Voici un nouveau format somme toute assez classique dans la forme mais un peu moins dans le fond avec “Les poésies choisies”.

Cet article et ceux à venir se veulent une introduction modeste à la poésie chrétienne et latine du Moyen-Age (couvrant une période du IIIè au XVè siècle).

Je dois vous faire une confidence. J’ai longtemps boudé la poésie. Je ne parvenais pas à percer son écorce. J’étais totalement hermétique aux tournures poétiques qui m’apparaissaient superficiellement esthétiques. Je restais systématiquement à quai de ce qui promettait le voyage ultime de la beauté.
Et pour cause, sous ses faux airs de textes brefs, la poésie est trompeuse. Elle est certainement le genre le plus difficile à appréhender, son minimalisme masque une extrême complexité. Elle s’apparente à ces fameux casse-tête chinois.

C’est en remontant son origine que j’ai commencé à percevoir sa magnificence. La poésie est d’ascendance magique. Elle était là avant même la littérature et se transmettait oralement à des initiés (cf. les Védas ou les incantations druidiques). Les anciens croyaient, à raison sûrement, au pouvoir magique du Verbe.
La poésie et les chants liturgiques avaient pour fonction de canaliser les forces cosmiques et divines pour qu’elles servent aux besoins des hommes.

En prenant conscience que la poésie c’est d’abord le pouvoir du verbe, non pas descriptif mais substantiel, alors son caractère esthétique ne devient plus que le vernis, la couche la plus superficielle. La fonction de la poésie n’est pas l’éloge de la beauté. Cette dernière n’est qu’une conséquence qui émerge d’elle-même parce qu’elle transperce une vérité sensorielle et transcendante.

Mais attention, la poésie n’est pas seulement une émanation transcrite de l’incantation magique, c’est aussi et surtout l’expression d’une âme culturelle et le baromètre d’un état civilisationnel (du tâtonnement des premiers âges, au rayonnement de l’âge d’or en finissant par l’inquiétude de son crépuscule). Par l’analyse de la poétique, nous pouvons entrer directement au cœur de la matrice doctrinale qui façonne un peuple, ses obsessions, ses peurs, ses espérances et ses singularités.

C’est pourquoi il me semble crucial d’accorder aux écrits poétiques une attention particulière de manière à révéler par quoi était animée l’âme de ceux qui nous ont légué le monde qui est le nôtre aujourd’hui.

Je fais le choix volontaire d’écarter la poésie du XIXe (Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Nerval, Mallarmé, etc..) pour laquelle j’ai une admiration sans bornes, car j’estime qu’elle est aujourd’hui bien connue et parfaitement balisée. Les Poésies Choisies de The Conservative Enthusiast ont pour objectif de faire sortir de l’ombre d’autres poètes plus anciens, parfois méconnus (hormis par quelques spécialistes de la question) et de mettre en avant la période de l’injustement nommé Moyen-Âge, afin de montrer que les auteurs de cette période ont accouché aussi de textes d’une puissance qui n’a rien à envier au XIXe. À ce propos nous vous conseillons de visionner notre conférence sur le Moyen Âge pour mieux appréhender cette période souvent incomprise.

Tout au long de ces Poésies Choisies, vous serez témoins que la question de Dieu, du Christ et de la métaphysique y tiennent une place de choix. Cela s’explique bien entendu par son origine magique et parce que le cadre chrétien était la fondation, l’ossature et la charpente du monde européen. Pourtant, j’ai été le premier surpris de constater que ce n’était pas le seul sujet d’attention poétique de nos ancêtres. Et cela se confirme dès le premier texte sélectionné.

J’inaugure donc cette rubrique en douceur avec “l’hymne pour l’heure des lampes” d’Aurelius Prudentius Clemens dit Prudence. Un auteur latin du IVe et Ve siècles après J.C (348 – 405) né en Espagne. Ancien gouverneur et fonctionnaire romain, il dédia les dernières années sa vie à la production de poésies lyriques (20 000 vers poétiques en 7 ou 8 ans !) dans l’espoir de plaire à Dieu non pas par ses mérites qu’il jugeait insuffisants mais par ses poèmes.

Parmi l’immensité de ses productions, j’ai décidé de vous proposer cet “hymne pour l’heure des lampes” qui n’est peut-être pas métaphysiquement le plus flamboyant de ses poèmes mais est pourtant tout à fait singulier dans son mélange entre une ode à la vie simple, très naturaliste dans son approche -on y retrouve une influence forte des Bucoliques de Virgile qui irriguera en profondeur l’esprit des chrétiens de tout le Moyen Âge – et un discours finalement assez technique proposant une description des questions de “l’éclairage” de son époque en le rapprochant de la flamme métaphysique.

Cette poésie est tout à la fois une exaltation de la lumière, une exaltation du sensoriel, une légèreté de la vie mais aussi un témoignage passionnant pour l’historien, des matériaux utilisés dans la confection de torches et de luminaires de son époque.

Si la plume de Prudence vous plaît, je vous invite à lire également ses autres hymnes : l’hymne au Chant du Coq, l’hymne du matin, ou encore l’hymne avant le sommeil où l’on retrouve ce subtil mélange entre des considérations matérielles, ordinaires et des réflexions métaphysiques.

Notez que tous ces textes sont à l’origine en latin et ont donc été transcrits en Français.

Hymne pour l’heure des lampes (Lucernaire) – Prudence

Créateur de la brillante lumière, ô Maître si bon
qui divises le temps en alternances régulières,
le soleil s'est englouti, les ténèbres affreuses nous assaillent !
Rends la lumière, ô Christ à tes fidèles !

Bien que tu aies orné ton palais d'étoiles
sans nombre et le ciel du flambeau lunaire,
tu nous a montré cependant à chercher la lumière
dans une semence née d'une pierre, en frappant un silex,

afin que l'homme n'ignorât point que son espoir de lumière
est fondé sur le corps inaltéré du Christ,
qui a voulu être appelé la pierre inébranlable,
d'où nos flammettes tirent leur naissance,

que nous alimentons par des lampes imprégnées
d'une grasse rosée d'huile ou par des torches sèches ;
ou bien en façonnant des fils de jonc enduits
de cire fleurie après en avoir au préalable exprimé le miel ;

la flamme mobile est vivace, soit que la lampe creuse
imbibe de liquide la mèche de lin saturée,
soit que le pin fournisse son aliment résineux,
soit que l'étoupe embrasée boive le rouleau de cire ;

un nectar ardent coule goutte à goutte
en larmes odorantes de la pointe liquéfiée,
car la puissance du feu fait pleurer
une pluie brûlante de cette cime ruisselante.

Ainsi, ô Père, nos maisons resplendissent
de tes présents, c'est-à-dire de nobles flammes,
et la lumière agit en rivale du jour absent,
en mettant en fuite la nuit vaincue avec son manteau déchiré.

... ... ... ... ... ...

Il appelle ceux qui sont épuisés parmi les flots du siècle,
Il guide son peuple en éloignant les tempêtes,
et les âmes agitées par mille souffrances,
Il les invite à monter dans la patrie des justes.

Là, couverte de roseraies empourprées,
toute la terre embaume, et baignée de petites sources
à l'eau fugitive, elle produit d'épais soucis,
de tendres violettes et de frêles safrans. 

Et là coulent des baumes distillés
d'un grêle arbrisseau, là s'exhalent les rares
cinnamones et le nard, et le fleuve qui baigne cette plante
depuis sa source cachée la porte jusqu'à son embouchure.

Dans ces prairies herbeuses, les âmes bienheureuses
en chœurs harmonieux chantent de douces mélodies,
en faisant retenir suavement les accents de leurs hymnes,
et foulent les lits de leurs pieds blancs.

... ... ... ... ...

Nous, nous passons la nuit en assemblée de fêtes
et dans de pieuses joies ; par les prières de nos veilles
nous accumulons à  l'envi les vœux de bonheur,
et sur l'autel dressé nous offrons nos sacrifices.

Suspendues à des cordes mobiles, des lampes
brillent, fixées aux lambris du plafond,
et, alimentée par des flots d'huile paisible,
la flamme lance sa lumière à travers le verre transparent.

On croirait qu'au-dessus de nous s'étend
l'espace étoilé orné de deux Chariots
et que, là où l'Ourse dirige son attelage de bœufs,
de rouges étoiles du soir sont éparpillées ça et là.

Quelle chose digne de t'être offerte par ton troupeau, ô Père,
au commencement de la nuit humide de rosée,
la lumière, ce que tu nous donnes de plus précieux,
la lumière, qui nous fait voir tous tes autres bienfaits !

Tu es la vraie lumière pour nos yeux, la lumière aussi pour nos esprits ;
tu es notre miroir intérieur, tu es notre miroir (pour le monde) extérieur ;
accepte cette lumière que je t'offre, moi ton serviteur,
nourrie par l'huile de l'onction pacifique ;

par ton Fils le Christ, ô Père suprême,
en qui réside ta gloire visible,
qui est notre Seigneur et ton Enfant unique,
et du cœur paternel souffle le Paraclet ;

Lui par qui ta splendeur, ton honneur, ta gloire, ta sagesse,
ta majesté, ta bonté et ta bénignité,
continuent leur règne en une divine Trinité
en tissant les siècles des siècles éternels.