Bienvenue sur cette série qui ajoute une rubrique toute inédite à notre catégorie Littérature et qui se nomme “La chronique de Grégory Roose“.
Cette rubrique, qui nous est proposé par Grégory Roose en personne, consiste à nous faire explorer des univers et des ambiances divers et variés, aux travers de nouvelles. Vous pouvez retrouver la rubrique à tout moment sur notre page Literature.
Vous pouvez également découvrir Grégory Roose et soutenir son travail grâce à sa tous les liens présents dans sa signature en bas de l’article.
Voici sa première chronique :
Le tricorne
“Par fidélité envers son dieu, son roi et ses parents, Jeanne prenait tous les risques en assistant à cette messe, bien que de ce Triumvirat intime, aucun ne subsistait. Les Révolutionnaires avaient renié son dieu, décapité son roi et noyé ses parents. Le 23 décembre 1793, la Loire les avala sous le joug féroce des suppôts de la Terreur. Ils avaient conduit au supplice huit cents hommes, femmes et enfants soupçonnés de tiédeur pour la République. Elle n’écoutait plus le sermon du prêtre réfractaire, le souvenir de ce jour atroce ne laissant aucun repos à son esprit tourmenté, témoin du pire. Sans même fermer les paupières, elle revoyait sa mère nue, attachée au corps d’un inconnu, dévorée par l’eau glaciale de la Loire impassible. Elle sentait sa peau se raidir sous sa morsure humide, ses jambes englouties dans son ventre sablonneux et son souffle se noyer dans les larmes abondantes de ce fleuve de sang. Elle devinait son père, marié au cadavre démembré d’une pauvre inconnue, ligoté à son corps leste et couvert de son sang. Elle l’entendait geindre sous les coups du sabre qui bientôt lui ôterait la vie, achevant ce qui lui restait de dignité. Elle revoyait cet homme tronc, relique paternelle, dansant dans la baignoire nationale, encordé au buste d’une femme l’emportant vers l’aval. La Loire aussi souffrait. Fleuve nourricier, otage de l’infamie, témoin de la terreur exercée par quelques- uns et du calvaire de tous les autres.
La messe clandestine s’achevait à l’ombre des trois chênes qui dominaient la rase campagne du sud de Rezé. Le prêtre réfractaire se retourna, comme pour chasser les mauvais regards, avant d’adresser à ses ouailles ce qui serait son dernier sermon. Les villageois répondirent d’un puissant Amen dans une ferveur catholique et royale. La mort approcha brusquement, apportée dans le fracas de quelques gueux soudain devenus princes.
– Vive la Révolution ! Mort aux prêtres, aux suspects et aux modérés ! À la Loire les
aristocrates !
Jeanne Vignet, seize ans à peine, s’agrippa à la manche de François, son aîné, qui se raidit à la vue d’un homme gras à l’allure d’un corbeau harcelant des proies sans issue. Julien Brochard, fièrement coiffé d’un lampion à cocarde tricolore, un chapeau tricorne, était mu par un insatiable appétit de revanche sociale que lui offrait la Terreur. Sa horde s’élançait sur la foule compacte qui se dispersa sous la menace de l’inquisition citoyenne. Jeanne se figea, tétanisée par les hurlements des siens. Son frère, François, saisit brusquement la jeune orpheline, l’emmenant vers le hameau de Maupertuis pour rejoindre la rive gauche de la Loire. Ces derniers temps, les arrestations sommaires étaient l’œuvre de citoyens-dénonciateurs et n’étaient guère plus suivies d’équitables procès, mais de jugements expéditifs. Jeanne et François coururent à travers des champs stériles, tantôt embourbés, tantôt sémillants, échappant à la menace par le miracle de la contingence. Les grognements barbares s’estompaient au loin et le bruit sourd des corps qui s’effondrent se raréfiait. Mais les rescapés se savaient pourchassés. Il fallait donc faire vite.
– Montes sur cette barque ! Intima François à sa sœur qui s’exécuta. Les Révolutionnaires venaient de dépasser le château, tandis que les deux jeunes gens, bloqués par la Loire entre le village et Pont-Rousseau, sentaient leur piège se refermer sur eux.
– Mais où crois-tu nous emmener, François, as-tu bien vu qui voulait notre mort ? Nous sommes perdus. Inutile de fuir de la sorte.
– Nous serons cachés chez notre nourrice, sur la Basse-île. Personne ne viendra nous y rechercher.
La Loire, complice, les emportait vers l’aval. Le morne fleuve renvoyait les reflets d’une silhouette féline, camouflée sous des habits rustiques et austères, vils écrins de sa toison d’or. Jeanne plaisait à ce Julien Brochard qui les pourchassait. C’est peut-être ce qui nous sauvera, songea François. A peine débarqués de leur bref périple, les fugitifs se mirent à courir sur le sol sablonneux de la Basse-île. Ils aperçurent le hameau de leur enfance, encerclé de verdure et d’eaux ternes. À la vue de la maison nourricière, Jeanne cessa de courir, haletante. Des souvenirs jaillissaient de chaque parcelle de cet îlot où ses parents vécurent longtemps. Dire que madame Lesper était leur seconde mère eût été mentir, mais une véritable affection liait la petite fratrie à Renée Lesper.
– Je vois sa maison. Les volets sont ouverts. Espérons que tante Renée soit rentrée du marché depuis l’autre rive, dit François.
– Crois-tu qu’ils nous aient suivis ?
– Non. Nous les avons semés, pour l’heure, mais ils reviendront tantôt. Ce n’est qu’une question de temps, maugréa le grand frère. Tiens, prends ces quelques fagots de bois, je m’occupe de cette grosse bûche. Ainsi, nous aurons l’air moins suspects aux yeux du voisinage. Ils marchèrent calmement vers la modeste demeure blottie contre un rive de la Loire, au cœur d’un hameau discret. Renée Lesper, quarante-deux ans, semblait à peine rentrée d’une balade matinale quand elle vit arriver Jeanne et François, grelotant sous l’air humide charrié par le fleuve.
– Jeanne, François ! Que je suis heureuse de vous revoir ! Entrez, faîtes vite, leur intima-t-elle.
Je ne sais pas ce qui vous amène ici, mais je m’imagine le pire à vos mines déconfites et par
les temps qui courent.
La nourrice, qui avait su entretenir un certain charme, les accueillit de sa voix douce et de ses gestes bienveillants, leur offrant de quoi se réchauffer et recouvrer leur force. Jeanne restait mutique, décidant François à parler le premier. Il lui annonça la mort de leurs parents, dénoncés à tort, dans des conditions terribles, la messe clandestine interrompue par l’attaque meurtrière de Julien Brochard et de ses Révolutionnaires, puis leur fuite qui les amena chez elle. Long silence. La nourrice parut pétrifiée de chagrin et d’angoisse. Elle essuya ses larmes, se leva sans dire un mot et alla s’appuyer contre le buffet, le regard divaguant par-delà le fleuve. Le moment parut interminable. Ses larmes avaient séché. Elle fixa Jeanne et François, désigna la petite grange, à quelques mètres de là, leur signifiant qu’ils pouvaient y demeurer quelques jours, le temps que leurs assaillants les oublient. On entendit encore quelques grognements jusqu’à la tombée du jour, de l’autre côté de la Loire. Ils s’estompèrent alors que le soleil disparaissait. La nuit fut longue et presque paisible. Au petit matin, le chant du coq brisa la torpeur de ce petit îlot fluvial. La Loire était leur rempart, la
Basse-Île, leur forteresse. Du pain rassis fut servi au petit déjeuner, accompagné de quelques fruits que Tante Renée venait d’acheter au marché de Nantes. Elle s’y était rendue très tôt ce matin, comme guidée par une mission prioritaire. Elle semblait concernée par le sort de Jeanne et François et craignait sans doute pour sa propre sécurité. Ils parlèrent pendant de longues heures, se confiant les uns les autres sur les troubles qui touchaient la région. Les jeunes orphelins éructaient imprudemment leur haine contre les féroces inquisiteurs, tandis que leur nourrice, plus mûre, s’exprimait avec la réserve de ceux qui ont tout à perdre. Elle confessa avoir pour projet d’ouvrir une échoppe à Nantes quand les temps seraient moins durs, peut-être avec l’homme dont elle venait de tomber amoureuse. Quelqu’un frappa violemment à la porte dans une cadence effrénée.
– Au nom du comité révolutionnaire, ouvrez ! La Terreur s’était invitée dans l’intimité de la petite cuisine.
– Sur ordre du représentant en mission, Jean-Baptiste Carrier, je vais procéder à l’arrestation de deux fugitifs, traîtres à la Nation. Ouvrez cette porte !
La panique, que Renée Lesper tentait vainement de dissiper, saisit Jeanne et François. Alors qu’ils se levèrent pour fuir vers la grange, dix hommes en armes pénétrèrent de force dans la petite pièce, empêchant toute fuite. À leur tête, Julien Brochard se délectait de sa victoire sur François et sa jolie sœur. Renée baissa les yeux, visiblement impressionnée.
– Nous avons fini par vous retrouver. Personne n’échappe au comité révolutionnaire, scanda-t-il fièrement.
– Par pitié, ne leurs faîtes pas de mal, supplia leur nourrice. Julien Brochard posa délicatement son tricorne à cocarde sur la commode, s’adressant à Renée Lesper.
– Comment oses-tu m’interrompre, citoyenne ! Sais-tu seulement qui tu héberges sous ton toit ? Jeanne et François tentèrent de s’enfuir par une porte dérobée, facilement rattrapés par trois hommes armés.
– C’est terminé, murmura Jeanne à son frère. Nous allons mourir. Soit, conclut François, puisqu’il en est ainsi…
– Vive le roi, à bas la Révolution ! Mort aux Sans-Culottes ! Hurla-t-il dans un accès de désespoir, crachant sa fierté et son honneur au visage de ses ennemis.
– Abattez-le !
Un coup de feu retentit, puis deux, puis d’autres. Le corps sans vie de François s’effondra sur la terre grasse de l’Île Basse, sous les yeux de sa sœur pétrifiée de chagrin. Ses hurlements couvraient le bruit des balles qui sifflaient de toute part.
– Cessez-le-feu ! Ordonna l’homme fort du groupe. Ce faquin en a eu pour son compte. Que l’on offre le baptême Républicain à sa jeune sœur !
Le convoi armé quitta la maison de Renée Lesper en direction de Nantes. Le commissaire du Comité révolutionnaire glissa discrètement une consigne à l’oreille du garde qui détenait sa jeune prisonnière. Elle ne passerait pas toute la nuit au cachot…
Jeanne comprit très tôt que le traitement de faveur dont elle avait bénéficié depuis son arrivée à Nantes la conduirait bientôt dans le lit de cet infâme tueur d’innocents. Vers huit heures, ce soir- là, deux gardes emmenèrent Jeanne, dont les formes audacieuses aiguisaient les mâles appétits, vers la chambre de Brochard. Son désir avait toujours été transparent à son égard, mais Jeanne savait que ce soir, il serait assouvi. L’image de ce goret souillant son corps immaculé la révulsait. Après quelques mots doux, il ordonna qu’elle se couchât sur son lit malodorant, lui intimant de ne pas bouger. Il saisit maladroitement un sein au galbe ferme et entreprit de la chevaucher, presque tout habillée. Jeanne ne bougeait pas. Elle savait qu’elle n’avait qu’une seule chance de s’en sortir. Dans une rage étouffée par la soif de vengeance, Jeanne saisit fermement un petit couteau, discrètement volé dans la cuisine de sa nourrice et pénétra Julien Brochard, avant qu’il n’eût le temps de la précéder, par vingt fois sur le flanc droit. Un râle que l’on eut pu confondre avec celui d’un gueux en rute sorti de sa bouche. Un silence s’ensuivit, entrecoupé d’un va-et-vient métallique qui s’enfonçait dans sa chair à une cadence régulière. Jeanne ne s’arrêtait plus de le pénétrer dans la jouissance que procure l’acte de vengeance. Quand elle eut terminé ce viol macabre, elle constata que son entrejambe était rougi par le sang de son agresseur, dont les boyaux dégorgeaient de ses plaies latérales. Elle repoussa la carcasse encore chaude de Brochard, se leva pour réfléchir. Elle ne ressentait plus rien. Ni joie, ni peur, ni haine, ni envie. Elle pensait à ses parents et son frère à qui elle avait survécu. À contrecœur, elle décida qu’elle leur devait de vivre. Une fois couverte de vêtements d’homme, elle décida de s’enfuir par la fenêtre donnant sur le toit, succombant au chant du possible, descendant la Loire. Elle quitterait la région et peut-être le pays pour tenter de rebâtir une vie loin de son passé maudit. Le soleil se levait sur la Basse-Île, encore couverte d’une rosée glacée. Renée Lesper, la nourrice au grand cœur, s’était endormie dans la cuisine, noyée par le chagrin, les remords et la honte. Elle attendait toujours, impatiente et inquiète, la visite de son amant, serrant contre sa poitrine son fameux tricorne à cocarde.”
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Top mon Ami Greg
Très belle histoire, émouvante et touchante. Félicitations