Aujourd’hui, c’est avec grand plaisir que nous continuons notre partenariat avec l’Institut Iliade avec notre publication d’un vendredi sur deux.
Cette semaine nous découvrons un article sur la ville symbolique d’Athènes.
Sonia Darthou, docteur de l’EPHE spécialiste du polythéisme et des mythes fondateurs grecs, propose une étude fouillée sur le rapport des Athéniens à leurs mythes, qui leur ont permis de s’ancrer et se réinventer en permanence. Une belle leçon de politique !
La vie des anciens Grecs était imprégnée par le mythe, et leurs sociétés, loin des spiritualités qui nous sont devenues familières, s’enracinaient profondément dans le destin des dieux et des héros. Dans son étude Athènes. Histoire d’une cité entre mythe et politique, parue aux éditions Passés Composés, Sonia Darthou restitue le tableau édifiant d’une mythologie qui ne saurait être réduite à une simple histoire des religions.
Se plaçant dans la filiation des travaux de Jean-Pierre Vernant, Marcel Detienne ou encore Nicole Loraux, l’ouvrage de Sonia Darthou propose une approche anthropologique du mythe qui se détache de la seule étude du rituel et du récit. L’étude des sources les plus variées, depuis l’iconographie des vases – dont le livre est richement illustré – jusqu’aux oraisons funèbres et aux discours judiciaires, montre à quel point la nature des mythes était de dire la réalité politique et sociale de la cité, et comment les récits des dieux et héros s’apparentaient à des discours d’identité qui commandaient à la destinée de hommes.
Le mythe, force ordonnatrice de la cité
Lorsque les dieux olympiens partagèrent le monde – ainsi peut-on le lire dans l’Iliade – Zeus reçut le vaste empire des cieux, Poséidon les eaux et Hadès le monde souterrain. Le pouvoir sur la terre ferme, quant à lui, resta l’objet d’un commun partage entre les dieux et les hommes. L’émergence des cités fut dès lors accompagnée de la recherche de protecteurs particuliers, auxquels le destin de tous les citoyens devait être lié. Ces divinités poliades (polis – la cité) devinrent des figures d’identification pour les hommes, et l’histoire de leur alliance s’inscrivit bien souvent dans l’imaginaire collectif sous la forme de mythes fondateurs. À Athènes, la désignation de la déesse tutélaire, dont la version la plus développée a été retenue par le mythographe Apollodore, est particulièrement révélatrice des dynamiques qui animèrent l’histoire de la cité : elle fut placée sous le signe de l’éris, la querelle.
L’éris primordiale opposa la déesse Athéna, fille de Zeus et de Métis, à Poséidon. Tous deux cherchèrent, par la démonstration de leurs pouvoirs, la préséance dans la cité. Tandis que le dieu des tempêtes ouvrit de son trident une mer au milieu de l’Acropole, Athéna emporta l’assentiment de la population avec un olivier fertile, au bois imputrescible. Les citoyens, hommes et femmes confondus, votèrent la victoire de la déesse, et celle-ci, après avoir apaisé la colère de Poséidon, donna son nom à Athènes. L’esprit agonistique du mythe (agôn, l’affrontement devant une assemblée), s’il est révélateur de la civilisation grecque dans son ensemble, de son goût du duel et de la guerre, montre davantage encore le rôle que jouèrent les confrontations publiques dans la politique athénienne.
L’affrontement fondateur, représenté sur le fronton ouest – aujourd’hui perdu – du Parthénon, détermina ainsi les dynamiques historiques de la cité, ancrées entre la terre et la mer, et dont l’ordonnancement mythologique accomplit la synthèse. Ainsi, Poséidon garda toujours une place importante à Athènes, appelée à étendre sa thalassocratie sur la mer Égée. « Cette éris athénienne n’est pas un scénario qui raconte les origines sous le signe de la violence et de l’exclusion. Ou qui contribue à créer la dissension entre dieux. Ces récits mythologiques des origines politiques sont en réalité des mises en scène privilégiées pour hiérarchiser, structurer, partager. En un mot : façonner la panthéon politique et afficher le destin de la cité. » (p.19)
Athéna Polias ne se contenta pas d’être la protectrice et la représentante de la cité. Elle en incarna les vertus publiques et maintint son corps civique : elle incarna l’identité politique d’Athènes. Son culte représentait un temps fort du cycle annuel, et lors des Grandes Panathénées, qui se tenaient tous les quatre ans, la statue de celle qu’Aristophane déclara Poliouchos (qui tient la cité), fut revêtue d’une grande pièce d’étoffe, le péplos. Cet ornement, dans lequel les Athéniens étaient autant de fils, étroitement tissés, matérialisait la grande unité civique de la cité. De même, Athéna était une déesse en arme, tenant lance et bouclier, et son épithète Promachos (qui combat en première ligne) liait l’appartenance à la cité à l’exercice de la guerre. Les hommes célébraient ainsi dans la représentation mythique l’idéal du combattant hoplitique, socle de la citoyenneté.
Le socle de l’identité athénienne
Dans le récit des origines athéniennes, l’éris répondait à un autre mythe, fondateur pour l’identité collective de la cité : le mythe d’autochtonie, la naissance de la terre-même. Athéna, qui était allée trouver Héphaïstos pour obtenir de lui des armes, fut poursuivie par les ardeurs du dieu des forges – comme l’a retenu Apollodore. Elle prit la fuite, et la semence du dieu se répandit sur le sol. Ainsi fécondée, la terre athénienne donna naissance à Érichthonios, qui fut recueilli par Athéna. On peut observer sur de nombreux vases la représentation de la déesse Gaïa sortant de terre pour confier à la guerrière vierge celui qui fut considéré comme l’ancêtre commun de tous les Athéniens. Le principe vital de la semence s’était mué en une croissance végétale enracinée dans le sol de la patrie, auquel tous les citoyens, héritiers de l’autochtonie, seraient liés.
Illustration [Hydrie attique à figures rouges attribuée au Peintre d’Oinanthe (500-450 a. n. è.) Source : British Museum.]
Cette naissance mythique servit de racine et de socle. À travers elle, les Athéniens mirent en forme une conscience collective qui glorifie l’idéal d’un « citoyen de souche » (p.128). Tous étaient issus de la terre de la patrie, enfants adoptifs d’Athéna, et cette ascendance commune leur assurait l’eugeneia, la « belle naissance », garantie de la pureté de leur origine. « Le peuple autochtone n’est pas issu d’un assemblage de populations différentes, agrégat qui ne saurait alors constituer une polis unie et stable. Cette origine mythique permet de façonner un corps civique de même nature, comme une famille dont la cohésion s’oppose à la confusion ethnique des autres peuples » (p.139).
L’autochtonie, tout comme l’eugeneia qui en découle, sont des notions centrales pour la nature de la démocratie telle que la comprenaient les Athéniens. C’est cette double appartenance à une terre et à une adoption originelle qui permit à Platon de dire, dans le Ménexène : « Nous et les nôtres, tous issus d’une mère commune » (p.132). La formulation d’un nous, la possibilité même d’un corps civique, reposait donc sur une identité, transmise par le sang et délimitée par des frontières. Tous dépositaires d’un même héritage, les Athéniens étaient par nature des frères égaux, appelés à prendre part au destin de la cité, autant dans la guerre que dans les assemblées politiques. C’est cette transmission exclusive des droits et des pouvoirs de la citoyenneté qui permet d’éclairer l’image, en apparence paradoxale, d’une démocratie essentiellement orientée par des valeurs aristocratiques.
Les réformes concernant la citoyenneté, entreprises par Périclès 451 avant notre ère, permettent d’apprécier cette imbrication du mythe et de la loi. Pour être un citoyen d’Athènes, il fallait désormais impérativement descendre de deux grands-pères athéniens, car si les femmes étaient exclues du corps civique, elles n’en étaient pas moins les dépositaires de l’identité athénienne, et participaient de ce fait à la régénération de la cité. La naturalisation, quant à elle, était extraordinaire, et strictement réservée à des situations de mérite individuel. L’Ion d’Euripide nous révèle que la naturalisation collective a même été refusée aux métèques qui ont combattu pour la démocratie contre la tyrannie des Trente, à la fin du Ve siècle.
Le monde des dieux en partage
S’il ne fallait conserver qu’une seule figure pour comprendre la manière dont les Athéniens se considéraient, ce serait sans aucun doute celle de Thésée, le dernier autochtone. C’est avec l’hégémonie de la cité sur la mer Egée que sa place devint prépondérante. Il était à la fois héritier du roi athénien Égée et de Poséidon, dont on a déjà pu noter le rôle essentiel dans le destin de la cité. Ayant suivi, à l’image de la paideia de la jeunesse athénienne, un véritable parcours initiatique qui lui fit traverser la mer, le ramenant sans cesse sur le sol de la patrie, c’est lui qui mit un terme à la royauté et s’imposa dans les esprits comme le véritable fondateur de la démocratie. « Libérateur, sauveur et défenseur de la patrie face aux figures de désordre, figure éphébique et figure du pouvoir politique, homme du centre comme des frontières, autochtone et maritime, Thésée apparaît comme l’archétype de l’Athénien. Il incarne et affiche la complexité de l’identité athénienne qui s’actualise, en ce Ve siècle, grâce à Athéna et Poséidon, entre terre et mer. […] Grâce à Thésée, les Athéniens vont être triplement enracinés : dans leur terre, sur la mer et dans leur régime politique » (p.197-198).
Sonia Darthou, loin de se limiter à ces exemples emblématiques, montre l’importance du récit mythique dans la vie des Athéniens. Le lien de la cité avec sa déesse protectrice, bien entendu, en était le motif essentiel. Avec la chouette et l’olivier, les Athéniens élaborèrent un langage symbolique qui régla autant les rituels civiques que l’expression du pouvoir de leur cité. Autant à la naissance des enfants mâles que lors du serment des éphèbes, l’olivier s’imposait comme le symbole de l’accès à la citoyenneté. Quant à la chouette, l’attribut d’Athéna, elle propagea dans tout le monde grec, frappée sur les pièces de monnaie, l’image de la puissance athénienne. En perpétuant l’agôn dans laquelle ils fondèrent leur identité, dans les assemblées publiques de l’agora, devant les tribunaux, sur les scènes de théâtre, dans les dialogues philosophiques, les Athéniens – comme l’ensemble des Grecs – ne cessèrent de se penser à travers le mythe.
Ce mode de représentation, tout à la fois réceptacle et continuation civilisationnel, permet d’apprécier à quel point dans la Grèce ancienne, l’identité constituait le « socle de la cité », pour reprendre la formule d’Henri Levavasseur. Loin d’être un ensemble hiératique et borné, la nature plastique de ce modèle identitaire, émaillé d’une symbolique protéiforme, permettait à la communauté des citoyens de se montrer à la hauteur des enjeux historiques sans pour autant perdre sa substance. L’appartenance à la cité ne formait, dans ce déploiement de l’imaginaire collectif, qu’une strate parmi d’autres, car tout comme la déesse Athéna était la déesse poliade de nombreuses autres cités, les Athéniens partagent leurs mythes avec l’ensemble du monde grec. Leur position particulière de citoyens enracinés – qui les distingue notamment des Spartiates – leur permit donc de s’inscrire dans l’espace et dans l’histoire de leur civilisation. Mais le monde partagé avec les dieux leur permit également d’élaborer, au sein de la cité, des modalités d’existence ordonnées et d’accéder, à travers une orientation commune, à la formation d’un destin collectif.
En fondant le rapport des hommes à la réalité dans le croisement de dynamiques paradoxales, le polythéisme grec doit donc bien être compris comme « un langage relationnel entre dieux autour des notions de partage, d’opposition, de combinaisons et de complémentarité » (p.13), traduit dans la vie de la cité. Il formait, comme a si bien su le dire Jean-François Gautier, la force ordonnatrice d’une conception polyphonique du monde.
W.A. – Promotion Marc Aurèle
Sonia Darthou, Athènes. Histoire d’une cité entre mythe et politique, Passés Composés, Paris, 2020, 287 p., 22 €.
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