Aujourd’hui, c’est avec grand plaisir que nous continuons notre partenariat avec l’Institut Iliade avec notre publication d’un vendredi sur deux.
Cette semaine nous découvrons un article sur Philippe Auguste.
Contesté dès sa jeunesse, condamné par le pape, vaincu dans maintes batailles, il finit par triompher de toutes les embûches. Exemplaire.
Aux heures sombres de 1181, le jeune Philippe était enfermé dans Compiègne tandis que les comtes de Flandre et de Hainaut ravageaient les terres voisines. Le comte de Sancerre menaçait Bourges et le duc de Bourgogne attaquait Sens.
Un chroniqueur anonyme met alors cette exclamation dans la bouche du jeune prince : « Quoi qu’il advienne à présent, les barons décroîtront en âge et en forces, quant à moi, avec l’aide de Dieu, je croîtrai en force, en âge et en sagesse. » Cette anecdote, parmi d’autres, renvoie l’image bien connue d’un prince très tôt convaincu de sa mission royale, appelé à devenir l’homme d’État habile à sortir à son profit de toutes les embûches. Il est vrai qu’au regard de l’œuvre accomplie, bien mieux connue que l’homme, il est difficile de ne pas suivre ce témoin quand il souligne que les événements lui donnèrent raison.
L’assise territoriale du jeune roi de France, lorsqu’il accède au trône en 1180, est particulièrement réduite : il n’exerce pleinement son autorité que sur le domaine royal, et les grandes familles féodales, dont les terres encerclent l’Ile-de-France, voient en lui, selon les circonstances, un arbitre, un allié – voire un adversaire ! – davantage que leur suzerain. Les premières années du règne sont ainsi marquées par les traditionnelles luttes d’influence qui opposent la reine mère, Adèle de Champagne, et le parrain du roi, le comte de Flandre. Philippe s’emploie alors à secouer la pesante tutelle de ces grands lignages auxquels Louis VII avait dû s’allier face à la montée en puissance des Plantagenêt. Usant aussi bien des armes et des ressorts du droit féodal que de l’intrigue et du chantage (Philippe menacera son beau-père, Baudouin de Hainaut, de répudier sa femme pour le faire définitivement rentrer dans le rang), il parvient même à fixer les termes de la succession des territoires du Nord-Est et à prendre pied dans cette région tant convoitée.
Desserrer l’étau de ses vassaux
Le jeune souverain peut dès lors se tourner contre son plus puissant vassal, et prendre l’initiative de la lutte contre le roi d’Angleterre, Henri II Plantagenêt, époux d’Aliénor d’Aquitaine, qui domine la moitié occidentale du royaume. Deux de ses sœurs, Marguerite et Alix, avaient apporté en dot à leurs époux Plantagenêt le Vexin et le Berry. Mais la mort d’Henri le Jeune et le refus de Richard d’épouser sa promise poussent Philippe à revendiquer ces régions stratégiques. Mêlant ici encore expéditions militaires et intrigues diplomatiques pour monter les fils contre leur père vieillissant, il incite Richard à trahir Henri II, à lui prêter hommage pour toutes les possessions des Plantagenêts dans le royaume de France, et à participer à la campagne qui se termine par la défaite et la mort du monarque anglais.
Devenu roi, l’allié de la veille est désormais le plus grand rival du Capétien. Une rivalité que l’appel à la troisième croisade ne suffit pas à atténuer. L’opulence et le caractère impétueux de ce chevalier accompli qui gagnera en Orient le surnom de Cœur de Lion, son goût pour la gloire et surtout son arrivée tardive devant Acre exaspèrent le roi de France. Les sujets de discorde ne manquent pas, qu’il s’agisse du partage du butin, de la conduite du siège ou encore des chevaliers français débauchés par Richard ! Lorsque Acre capitule enfin, Philippe, très affecté par une forte fièvre qui lui a fait perdre ses cheveux et ses ongles, rentre en France pour régler la question de la succession flamande qu’il avait si méthodiquement préparée.
Profitant de l’opportune capture du roi anglais, gardé prisonnier par l’empereur Henri VI, il continue de créer des dissensions dans le camp angevin, négocie avec un Jean sans Terre bien prompt à trahir son frère et investit la Normandie. À ses yeux, Richard qui croupit dans une geôle allemande n’est plus un croisé. Il peut donc s’emparer de ses terres. Mais « le diable » libéré, Jean s’empresse d’abandonner le roi de France qui subit une défaite humiliante à Fréteval, en laissant derrière lui tout son train de bagage chargé du Trésor et des archives royales. La paix de Gaillon en 1196 ne lui laisse que Gisors.
Étendre et consolider le royaume
Paix bien fragile : les années qui suivent sont marquées par des escarmouches incessantes et confuses, la recherche d’alliés dans le haut baronnage et surtout la construction par Richard de la puissante forteresse de Château Gaillard. Perchée sur un rocher dominant la Seine à l’une de ses boucles stratégiques, elle devait remplacer Gisors comme pièce maîtresse de la défense de la Normandie. Les campagnes qui suivent sont un désastre pour Philippe. Face à un Henri II vieillissant ou à un Jean sans Terre versatile, il a tiré habilement son épingle du jeu. Mais la confrontation avec Richard Cœur de Lion tourne à son désavantage. La chance même lui fait défaut lorsqu’en défendant Gisors, un pont sur l’Epte s’effondre sous les chevaliers français lourdement armés et Philippe doit lui-même être tiré de l’eau. Seule la mort fortuite de Richard, lors du siège de Châlus, dans le Limousin, en 1199, lui permet finalement de redresser la situation et de se retourner contre Jean. En tant que suzerain, il le convoque à Paris pour félonie dans le contentieux qui l’oppose à certains de ses vassaux français qui s’en sont remis au roi. Jean ne se présente pas et est déchu de ses terres. Philippe part alors à la conquête des fiefs angevins et s’empare dès 1204 de la Normandie.
Jean sans Terre parvient néanmoins à établir un réseau d’alliances européen contre le roi. Il rallie à sa cause les remuants comtes de Flandre et de Boulogne, et l’empereur lui-même, Otton de Brunswick, contre lequel les Français ont soutenu la dynastie concurrente des Hohenstaufen, participe à l’offensive. L’affrontement décisif a lieu à Bouvines, le 27 juillet 1214. Décisif car si la guerre était permanente, les batailles rangées étaient rares et devaient, dans les conceptions du temps, forcer le jugement de Dieu et trancher définitivement une querelle. Malgré sa répugnance à rompre la paix du dimanche imposée par l’Église, Philippe s’engage courageusement dans la mêlée et remporte une éclatante victoire : Otton IV de Brunswick bat en retraite, abandonnant ses meilleurs chevaliers et son terrifiant étendard. Le roi de France assure ainsi sa tranquillité au nord et à l’est, supprimant tout appui continental à Jean sans Terre qui doit reconnaître de fait les conquêtes de son rival.
Un nouveau Charlemagne
Psychologiquement marqué par la maladie contractée en Terre sainte, politique habile mais peu lettré, détestant les blasphèmes et les amuseurs, courageux dans ses décisions, mais craintif pour sa vie et s’emportant aussi facilement qu’il se clamait… le caractère et le ressort des motivations de Philippe II restent difficiles à cerner. Néanmoins, « celui qui a merveilleusement dilaté la puissance du royaume de France… », comme l’écrit Guillaume Le Breton dans ses Gesta Philippi, peut désormais être qualifié d’Auguste : il a augmenté la superficie du domaine royal et permit à la puissance capétienne, jusque-là enserrée dans ses comtés, de s’imposer aux feudataires. Il a, de surcroît, jeté les bases de l’administration qui allait permettre une gestion efficace de ses terres.
Aux nouvelles institutions judiciaires (les baillis) et financières (la chambre de comptes) s’ajoute la formation d’un nouvel entourage. Des hommes jeunes, d’origine modeste, tout dévoués au souverain et à l’État naissant côtoient les grands nobles, dont beaucoup d’ailleurs ont péri au cours des croisades. Certaines charges dont ils étaient traditionnellement titulaires, comme celle de sénéchal ou de chancelier, sont d’ailleurs supprimées. Le roi s’appuie également sur les villes, auxquelles il accorde gouvernements communaux et privilèges. En échange, il en obtient un soutien militaire, comme l’illustre la présence des milices communales à Bouvines.
Seules ses relations avec l’Église semblent avoir souffert de ses démêlés avec la papauté. Il faut dire que l’histoire mouvementée de ses mariages successifs a souvent heurté l’esprit de ses contemporains. Pour avoir épousé Agnès de Méranie, après avoir répudié de façon inexplicable sa deuxième épouse, Ingeburge de Danemark, le lendemain de leurs noces, l’interdit est jeté sur le royaume par Innocent III. Mais une habile politique de concessions lui assure néanmoins le soutien de son épiscopat.
La prophétie de Saint-Valéry, établie au XIe siècle dans une abbaye de la Somme, promettait la royauté jusqu’à la septième génération aux descendants d’Hugues Capet qui, en 980, avait fait restituer les reliques du saint. Ces temps s’achevaient donc et il devenait nécessaire de trouver de nouveaux fondements à la légitimité capétienne. Si le règne de Philippe Auguste donne bien une nouvelle dimension à la monarchie, faisant de son royaume la première puissance européenne, l’ascendance carolingienne de sa première épouse a permis à ses partisans de présenter celui qui aimait remplacer la fleur de lys par un aigle comme un nouveau Charlemagne, et comme le point de départ d’une nouvelle lignée.
Emma Demeester
Bibliographie
- Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, Gallimard, Paris, 1973, réédition poche Folio Histoire 1985.
- Gérard Sivery, Philippe Auguste, Perrin, Paris, 2003.
- Stéphane Curveiller (sous la direction de Jean Heuclin), Philippe Auguste, Ellipses, Paris, à paraître (2 novembre 2021).
Chronologie
- 1165 : Naissance de Philippe II, fils de Louis VII et d’Adèle de Champagne.
- 1179 : Sacre de Philippe, du vivant de son père, et mariage avec Isabelle de Hainaut.
- 1180 : Mort de Louis VII et rupture avec la Flandre.
- 1185 : Traité de Boves avec la Flandre. Philippe obtient les comtés de Vermandois et d’Amiens.
- 1186-1189 : Soutien aux fils révoltés d’Henry II Plantagenêt, qui meurt en 1189.
- 1190 : Troisième croisade.
- 1193 : Deuxième mariage avec Ingeburge de Danemark, suivi d’une séparation immédiate.
- 1196 : Troisième mariage avec Agnès de Méranie et rupture avec le pape.
- 1199 : Mort de Richard Cœur de Lion.
- 1200 : Traité de Goulet avec Jean sans Terre. Philippe obtient Evreux et des places du Berry.
- 1202-1208 : Annexion des fiefs angevins.
- 1209-1213 : Croisade albigeoise.
- 1214 : Victoire de Bouvines.
- 1216 : Expédition du futur Louis VIII en Angleterre.
- 1223 : Mot de Philippe Auguste et premières grandes funérailles royales.
Photo : Philippe II dit Philippe-Auguste, roi de France. Tableau de Louis-Félix Amiel, 1837 (détail). Coll. Château de Versailles. Domaine public.
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