Bienvenue sur cette série qui ajoute une rubrique toute inédite à notre catégorie Littérature et qui se nomme “La chronique de Grégory Roose“.

Cette rubrique, qui nous est proposé par Grégory Roose en personne, consiste à nous faire explorer des univers et des ambiances divers et variés, aux travers de nouvelles. Vous pouvez retrouver la rubrique à tout moment sur notre page Literature.

Vous pouvez également découvrir Grégory Roose et soutenir son travail grâce à sa tous les liens présents dans sa signature en bas de l’article.

Voici sa deuxième nouvelle :

Rue Béranger

On sonna à la porte. Adrienne n’attendait personne ce matin, pas plus qu’hier ni que demain. Elle ne regardait pas vraiment la télé, allumée dès le réveil pour tromper la solitude de ses journées. Elle fixait inconsciemment un animateur à l’apparence aussi factice que les produits qu’il vantait. Sa main tremblante, presque décharnée, saisit péniblement la télécommande pour faire taire cet acolyte cathodique qui crachait ses sermons hébétant en bon soldat de la déculturation des masses. D’un geste lent et hésitant, elle appuya sur le gros bouton rouge. Le silence saturait de nouveau le salon de cette petite maison ouvrière de la rue Béranger. On entendait à peine le ronronnement du gros chat qui avait élu domicile depuis peu dans l’arrière-cour. Adrienne n’aimait pas ces animaux. Elle les trouvait arrogants, ingrats et leur préférerait encore la présence des rats. Mais celui-là avait l’air tellement pataud et niais qu’elle tolérait sa présence pour s’amuser de sa gaucherie qui ridiculisait sa sous-espèce. C’était un anti-chat, en quelque sorte, et Adrienne se délectait de le voir regagner péniblement la gouttière sous le poids de son arrière-train boursoufflé par les orgies de croquettes.

  • Allez, pousse, Gros Cul ! lui cria-t-elle, amusée par cette attraction. Elle riait toute seule. Ce spectacle lui ferait sa journée, pensa-t-elle.

La saynète fut interrompue par la sonnette, impatiente, qui claironna derechef. Son grelot métallique et strident raisonna le long des murs en briques, contourna quelques photos de familles et la vieille table en chêne avant de faire sursauter Adrienne qui était déjà passée à autre chose. Elle se plaignit, paradoxe du grand âge, qu’on osât interrompre son mortel ennui.

  • Je n’attends personne. Vraiment personne. A tous les coups, ça va être un colporteur d’encyclopédies ou un de ces marchands de tapis, grommela-t-elle à voix basse. Bon, il faut bien que j’aille ouvrir à ce casse-pieds maintenant…

La distance qui séparait le salon à la porte d’entrée paraissant interminable à la vieille dame. Elle s’agrippait à chaque meuble, chaque recoin à la manière de ces escaladeurs de l’extrême qui risquent leur vie à chaque mouvement, en quête de sensations fortes. Adrienne se serait bien passée de cette aventure. Si elle chutait, encore, qui serait prévenu ?  Son aide-ménagère ? Elle ne venait que le lundi et Adrienne ne l’aimait pas beaucoup. L’infirmière ? Uniquement le mercredi, sur rendez-vous. Quant à son amie Rosine, elle ne lui rendait visite que tous les quinze jours. Et pour achever le tableau, Adrienne n’avait pas d’enfants. Enfin, elle n’en avait plus. Jean-Michel avait subitement quitté ce monde en 1986 et Denise, sa petite Denise… Adrienne s’arrêta un moment, contemplant la photo d’une jeune fille souriante, laissant les larmes s’écouler dans les ravins qu’elles avaient creusés sur son visage.  Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pleuré sa fille, bien qu’elle y pensait tous les jours.

Denise avait quinze ans quand elle fut arrachée à la vie. Le drame se déroula dans un cadre idyllique pour une jeune fille de cet âge : des plages, la musique des Yéyé, un groupe de copains, des animateurs sympas et de chaudes journées d’été. La mer, douce et tiède, accueillait les corps en éveil de ces groupes d’amis qui fusionnaient autour d’un jeu, d’une discussion, d’un jeu de regards. L’insouciance était la maîtresse de ces lieux, l’espace d’un été. Denise était de ces adolescentes qui redonnaient du sens aux existences sclérosées par l’ennui, abattues par la routine ou blasées par les excès. Son sourire, son innocence si fragile, sa beauté d’âme, son entrain, sa bonté…tout chez cette jeune fille respirait la fraîcheur. Une petite brune aux yeux bleus qui n’était plus tout à fait un enfant, ni tout à fait cette femme qu’elle ne deviendrait jamais. En traversant la route pour s’acheter une glace ou Dieu sait quoi d’autre, Denise croisa le destin d’un automobiliste qui passait par là en rentrant du travail. Denise n’était plus, passant brutalement de la vie au néant. Adrienne ne s’en était jamais remise. Elle se souvenait parfaitement de l’appel téléphonique qui annonça la terrible nouvelle.

  • Madame Pruvost ? Brigadier Girardot de la gendarmerie de Saint-Dizier. Vous êtes bien la mère de la petite Denise Pruvost ? Il s’est passé quelque chose au camp de vacances, Madame. En traversant la route, Denise a eu un accident. Un très grave accident. Elle a été renversée par une voiture et on n’a rien pu faire. Denise est partie sur le coup. Je vous présente toutes mes condoléances, Madame. Vous pouvez compter sur nos pour …

Adrienne laissa glisser le téléphone de ses mains, faisant tomber cet oiseau de malheur venu lui chanter la douleur et le désespoir. Sa fille était morte. Morte. Aucun son ne put sortir de sa bouche. Les hurlements raisonnaient pourtant à travers tout son corps, mais la maison restait désespérément silencieuse. Elle le demeurerait pour toujours. La perte de Denise avait tué la joie de vivre de ses parents et de son frère aîné.

Adrienne reprit sa périlleuse traversée du salon, agrippant ses doigts diaphanes à une lourde chaise, puis au buffet en formica jauni par les services, puis à la table de la cuisine qui donnait sur la porte d’entrée. Elle fit une petite pause, essoufflée par tant d’aventures. La sonnette retentie sévèrement, une troisième fois, impatiente et insistante. Une voix tenta de se frayer un chemin à travers la porte.

  • Madame Pruvost ? C’est l’facteur. J’ai un courrier pour vous. Un peu…un peu bizarre j’dois dire.
  • Oui, oui. Voilà, j’arrive ! S’empressa de répondre la vieille veuve.

Ce n’était donc que le facteur. Une visite banale lui apportant néanmoins une lettre qui le semblait moins. La curiosité d’Adrienne décupla son énergie. La voici qui gambadait, presque, à travers la petite cuisine qui donnait sur la rue encore détrempée par la pluie de la veille. Un pas après l’autre, elle s’avançait vers cette porte qu’elle n’ouvrait plus que très rarement. Pourtant, sa maison était jadis une sorte de troquet familial pour le quartier. Tout le monde y passait pour discuter le bout de gras, s’informer des derniers commérages d’Armentières, échanger une terrine de pâté de campagne contre une bonne tarte aux pommes, lire le journal, jouer aux cartes ou tricoter entre voisines. Mais de la vie foisonnante qui entourait sa maison ne demeurait que de rares cadavres en sursis, vestiges d’un passé dont personne ne se souvenait, sauf eux. La vie foisonnante et la simplicité des gens d’ici avaient laissé place à la froideur de ces esclaves du tertiaire venus occuper les lieux. Les nouveaux inhabitants étaient englués dans les crédits et la course au paraître, affichant leur détachement en se disant rarement bonjour, pressés de rentrer dans leurs forteresses de briques rouges comme pour échapper au supplice d’une discussion stérile entre voisins. La convivialité avait disparu en même temps que sa génération. Elle laissa place à l’individualisme, aux gens pressés, au matérialisme, à la méfiance, au mépris mutuel et au repli sur soi. La télévision avait tué la vie sociale de ce quartier devenu résidentiel. Adrienne regardait parfois par la fenêtre de sa cuisine ces résidents aller et venir au travers de portes qui lui étaient familière. Qui est cette dame qui entre chez les Dumont ? Et celle-ci qui visite les Brunelle ? Tiens, les Guestin ont refait leur façade et les Chausselet recouvert leur jardin d’un affreux bitume ? Adrienne n’avait pas perdu la tête. Elle faisait simplement revivre, de temps en temps et non sans ironie, les fantômes de son passé. Les voisins de sa jeunesse avaient quitté le quartier d’une manière ou d’une autre. Rêves d’ailleurs, besoin d’espace pour quelques-uns, départ les pieds devant pour tous les autres. Adrienne vivait seule parmi des inconnus dans les ruines de ses souvenirs.

Le facteur en uniforme aperçu la silhouette de la vieille dame à travers la vitre opaque de la porte d’entrée. Il tenait une lettre manuscrite qu’il tâchait de protéger du crachin qui recommençait à tomber du ciel gris. La poignée fut prise de légères secousses suivies de pénibles tressaillements. La porte s’entrouvrit avec une méfiance toute sénile.

  • Oui ? C’est pour quoi ? Demanda Adrienne d’une voix fragile.
  • Bonjour ma p’tite dame, comme je vous disais, j’ai un courrier pour vous.
  • Donnez voir, jeune homme.
  • C’est que…C’est assez bizarre en fait vu que le courrier, il date de je sais pas quand, mais c’est pas d’hier pour le coup, hein ! Un rire gras acheva la tirade de l’intérimaire visiblement pressé d’en finir avec sa tournée, impatient de déballer sa nouvelle console de jeu. Adrienne observa le jeune homme. La nonchalance s’exprimait sur les traits lâches de son visage boursouflé. Il était grand et gras. Ses petits yeux ronds se rejoignaient au sommet d’un nez en trompette qui dominait des lèvres en cul de poule. Son uniforme était trop grand pour lui. Elle pensa immédiatement à son ancien facteur, Régis. Il avait passé trente ans à faire vivre les boîtes aux lettres du quartier, apportant bonne comme mauvaises nouvelles autour d’un petit noir, d’un gros rouge ou d’une « tchiote bistouille » comme on disait ici. On parlait de tout et de rien avec lui, mais on parlait. Depuis que Régis avait pris sa retraite, les facteurs se succédaient, sans jamais franchir le seuil des portes du quartier. Adrienne les toisait depuis la fenêtre, mais jamais elle n’en avait vu un d’aussi près. Depuis quelques années, le rare courrier qu’elle recevait se limitait à des prospectus publicitaires, beaucoup de prospectus dont elle faisait parfois la lecture autour du poêle à charbon, quelques factures et de très rares cartes postales. Quand elle eut terminé de dévisager ce facteur interchangeable, Adrienne entama un long monologue.
  • Ce n’est pas encore de la réclame au moins, dîtes-moi ? Je dois dire que j’aime bien regarder, mais avec la petite pension de mon mari, je n’ai pas les moyens d’acheter grand-chose. Alors finalement, ça me fait plus de mal que de bien de regarder toutes ces belles choses. Rentrez-donc, vous allez bien boire un p’tit quelque chose ! Et comment qui s’appelle ce grand gaillard ? Allez, restez pas sous la pluie, rentrez.
  • Oh, ma p’tite dame, c’est gentil mais j’ai pas l’temps, faut que j’termine ma tournée avant une heure. T’nez, vot’ courrier.
  • Allons, allons, vous avez bien l’temps pour un tchiot café quand même. Je ne vais pas vous manger !
  • Heu…non, non, merci beaucoup Madame, mais heu..comment que j’vais dire… Ah oui, attendez, j’ai une brochure pour ça, c’est vrai !

Le maladroit préposé tendit une brochure attractive et colorée à la vieille dame. Elle posa fébrilement ses lunettes sur le nez pour en lire le contenu, prenant tout le temps dont elle disposait.

VISITE DU FACTEUR A DOMICILE

Pour un échange convivial et bienveillant

(service à la personne)

Les visites régulières du facteur permettent d’assurer une présence familière et rassurante auprès des personnes âgées, de rompre le sentiment de solitude et de prévenir de l’isolement social. Ces rendez-vous conviviaux permettent de tisser de nouveaux liens tout en rassurant les proches. A partir de 19,90 € par mois. 95% des clients satisfaits ! Déductible des impôts !

Dans notre société de service, la chaleur humaine se monétise. Le facteur intérimaire s’en rendait bien compte, mais ce qui lui importait, à cet instant précis, était vivre par procuration des aventures virtuelles grâce à sa nouvelle console de jeu achetée à crédit, les yeux rivés sur son écran géant acheté à crédit, affalé sur son canapé acheté à crédit, les doigts dans la glace bon marché achetée comptant.

  • Comprends pas bien. Ça veut dire quoi tout ce bazar, là ? Demanda Adrienne
  • Bah vous n’avez qu’à donner ça à vos enfants, ils s’en occuperont ! Répondit le facteur d’un sourire gêné. Bon, c’est pas tout ça, ma p’tite dame, mais j’ai à faire, moi. Voilà votre courrier. Je s’rais bien curieux d’savoir c’qui a d’dans.
  • Merci, merci. Je vous dirai tout ça la prochaine fois. Et ce coup-ci, j’espère que vous viendrez prendre eul’café !
  • Allez, bonne journée m’dame.
  • Au revoir, jeune homme.

La porte se referma derrière cette intrusion du présent, à chaque fois cruelle pour la vieille dame, restée debout au milieu de la cuisine. Une casserole en fonte réchauffait les restes de la veille. Un peu de viande du boucher et quelques petits pois frais. Adrienne fixa son confortable fauteuil, là-bas, tout là-bas, dans le salon. Elle ne se sentait pas le courage de partir à sa conquête pour y ouvrir la lettre. Par défaut, elle s’assis autour de la petite table de la cuisine, posant délicatement l’enveloppe devant elle pour en entreprendre la lecture superficielle. C’était un rectangle harmonieux, presque un carré, jauni par le temps. En haut à droite, un timbre Marianne encore rouge affichait la valeur de quinze francs. Quinze francs ? S’étonna Adrienne, ne comprenant pas ce qu’un timbre « du temps passé » faisait sur un courrier que le facteur venait de lui apporter. Elle continua de scruter la lettre.

Monsieur et Madame Henri Pruvost

27 rue Béranger

Armentières (Nord)

Cette enveloppe lui paraissait de plus en plus étrange. D’abord un vieux timbre, ensuite une adresse au nom de son défunt mari et d’elle-même. Adrienne la saisit pour regarder de plus près la flamme publicitaire apposée à la gauche du timbre, puis la date de son oblitération.

Saint-Dizier

Foire-exposition

20-30 mai 1957

L’oblitération du timbre confirma la stupeur de la vieille dame.

Saint-Dizier. 15 juillet 1957. Haute-Marne.

Adrienne comprit. Elle n’osait pas retourner l’enveloppe, cette enveloppe qui avait traversé le temps comme pour clôturer le dernier chapitre de sa vie. Son cœur battait de plus en plus vite. D’une main tremblante, elle retourna l’enveloppe pour s’assurer de l’identité de son expéditeur, délicatement imprimé à l’encre de chine en haut du carré de papier vieilli.

Mademoiselle Denise Pruvost

Colonie de vacances de Saint-Dizier (Haute-Marne)

Foudroyée, Adrienne s’effondra sur le dossier de sa chaise, retirant ses lunettes d’une main trmablante pour laisser les larmes s’échapper. Elle sanglotait, assaillie par les souvenirs de cet été meurtrier qui venait de cracher son dernier venin. Cette lettre était un trésor écrit de la main de sa pauvre fille, fauchée par la mort à l’aube de sa vie, mais Adrienne avait peur de l’ouvrir. Comme elle ne parvenait pas à retrouver son calme, elle craignait alors de mourir avant d’avoir pu ouvrir cette lettre, dont elle ne s’expliquait pas la délivrance indécemment tardive. Après la stupeur et le chagrin, vinrent le plaisir de pouvoir découvrir sa fille ressuscitée le temps d’une lecture. Cette lettre était incontestablement sa dernière, Denise ayant été renversée par une voiture le jour de son oblitération.

Maman, Papa,

Vous êtes sans doute les meilleurs parents que l’on puisse rêver d’avoir. Ne m’en veuillez pas, je vous aime. Je vous aime de tout mon cœur. Adieu.

Votre Denise

Le chagrin avait consumé Adrienne toute sa vie durant, mais c’est la vérité qui y mis un terme. Quelques semaines plus tard, on retrouva le corps de la vieille dame en position fœtale dans son fauteuil, la lette de sa fille blottie contre son cœur. Le gros chat, repu, s’était vengé.