Introduction
Si l’on m’annonçait qu’aujourd’hui en France il existe des gens n’ayant jamais entendu parler de Charles Aznavour, je vous avoue que j’aurais peine à y croire tant cet homme a marqué son époque. Véritable monument de la chanson française, son influence est telle qu’elle se propagea sur l’ensemble du globe et traversa les générations, tant et si bien qu’il me serait parfaitement impossible de résumer l’entièreté de sa vie en un seul article exhaustif.
Ainsi, le sujet n’est pas tant de vous dresser une biographie partiellement complète (que vous pourrez d’ailleurs trouver assez facilement un peu partout sur le net) mais de revenir sur quelques faits marquants de la vie de cet homme haut en couleur et qui sont pourtant assez peu connus du grand public.
Bien-sûr, étant une des personnalités les plus connues et les plus appréciées de France, moult d’interviews, d’émissions ou de reportages lui sont déjà dédiés, mais il est probable que la plupart d’entre vous ignorent encore énormément de choses à son sujet.
Cet article sera donc l’occasion de sortir des sentiers battus et de vous livrer ma recommandation et mon analyse personnelle de quelques-unes de ses chansons, comme ce fut le cas dans l’article consacré à Jacques Brel que je vous invite à consulter si ce n’est pas encore fait.
Chers lecteurs, découvrons sans plus tarder cet homme illustre dont absolument rien n’aurait pourtant laissé présager une telle carrière.
De sa naissance à ses débuts…
C’est le 22 mai 1924 à Paris dans un hôpital pour indigents du 6e arrondissement que le petit Charles Aznavourian voit le jour. Fils d’un père géorgien, chanteur ; et d’une mère arménienne de Turquie, comédienne, qui ont tous deux fuit le génocide arménien en 1915, Charles sera immédiatement le fruit de son environnement.
Alors qu’il n’est âgé que de 9 ans, il démarre une carrière de comédien au théâtre du Petit-Monde. La scène ne le quittera plus jamais. C’est aussi à ce moment qu’il décide de raccourcir son nom en Aznavour et de le garder comme nom de scène.
Faute de moyens, son père ayant ouvert depuis un petit restaurant qui ne leur rapporte pas assez d’argent, le jeune Charles arrête ses études au certificat d’études et devient ce qu’il appelle « un enfant de la rue ».
Aux alentours de ses 12 ans, il est engagé par Henri Varna au casino de Paris et voue une grande admiration à Charles Trenet qui devient son modèle.
C’est par hasard qu’il rencontre Pierre Roche en 1942 lors d’un gala. Devant initialement réaliser leur tour de chant séparément, les deux hommes sont appelés sur scène en même temps suite à une erreur de speakerine. La magie opéra instantanément, ce fut la naissance du futur célèbre duo Roche et Aznavour. Tous deux se lient d’amitié et décident de se produire dans différents galas.
Cinq ans plus tard, Francis Blanche leur propose de participer à une émission en public qu’il anime sur RTF. C’est à cette occasion que Charles Aznavour fait une rencontre déterminante avec la cultissime Édith Piaf qui le repère et le prend sous son aile.
Son amitié avec Piaf
Le surnommant « le génie con », elle le convainc avec son acolyte de l’accompagner dans sa tournée aux États-Unis en 1948, ce que le duo accepte. Là-bas, Aznavour est en quelque sorte « l’homme à tout faire » d’Édith -qui le présente à toutes les stars et l’installe chez elle- et lui écrit énormément de chansons, notamment Il pleut. Il se confie sur cette situation qu’il trouve grandement enrichissante :
« C’est un truc extraordinaire que de tomber avec une vedette importante ; de suivre cette vedette, de la voir travailler. De voir ce qu’elle fait de formidable, et peut-être de moins formidable ; et d’apprendre tout grâce à elle. On paye en retour d’une manière ou d’une autre, et bien, je payais en étant utile. » La vie de Charles Aznavour, France 2
Pourtant excellent parolier, il n’est à l’époque pas reconnu comme un artiste à part entière. Seule Piaf (ou presque) semble croire en lui :
« Elle m’a dit un soir, tu seras le plus grand. » Charles Aznavour à propos d’Édith Piaf, France Télévision, 2018.
Il se remémore même une anecdote qui l’a particulièrement touché en ce temps :
« Je lui avais présenté une chanson qui est devenue ma chanson : « Sa jeunesse ». Elle l’a écoutée avec beaucoup de tristesse et elle m’a dit : « non Charles, ce n’est pas pour moi, ça… c’est pour toi ». C’est rare que quelqu’un vous dise ça… » Charles Aznavour à propos d’Édith Piaf, France Télévision, 2018.
Si elle peut pourtant parfois se montrer très rude avec lui, ce n’est que pour pousser Charles à devenir le meilleur. À l’instar du parent qui se montre strict avec son enfant, son attitude témoigne au fond d’une réelle bienveillance et d’un désir sincère de le voir réussir. Aznavour explique à ce propos qu’elle l’obligeait à retourner sur scène après un passage en public qu’elle n’avait pas jugé suffisamment bon et qu’il a donc dû se forcer à toujours faire mieux, parce que « Tata zizique » [Édith Piaf] était là, avec ses exigences de perfection.
Son ami Roche ayant décidé de vivre au Canada, Charles Aznavour songe dans un premier temps à rester vivre à Montréal, ne voyant de surcroit toujours pas venir le succès. Mais le mal du pays et la môme l’en dissuadent. C’est d’ailleurs une nouvelle fois Édith qui l’encourage à poursuivre une carrière en solo, allant jusqu’à l’incorporer dans sa tournée comme régisseur et chanteur en première partie. Tous deux vivent dans le même hôtel particulier à Boulogne pendant huit ans, ce qui renforce considérablement leur amitié exceptionnelle.
Cette relation, Charles ne l’oubliera jamais. Il en parle avec une nostalgie et une tendresse touchante :
« Il n’y a pas un jour où j’oublie Piaf ou Trenet, pas un ! » C à vous, 2015
Signe d’une infinie reconnaissance pour ses modèles qui lui ont tant apporté.
Pourtant, malgré l’énorme soutien de son amie, absolument personne à l’époque ne s’imagine une seconde que « le petit Charles » puisse devenir une légende de la chanson française. Pire, il subit un lynchage médiatique violent et irrationnel presque permanent pendant de nombreuses années qui mettront son moral et sa détermination à rude épreuve.
Une détermination hors du commun
Charles Aznavour débute sa carrière solo au tout début des années 1950. Il écrit et chante ses propres chansons, Sur ma vie est d’ailleurs la première chanson qu’il décide de garder pour lui. La notoriété arrivant, apparaissent aussi les premières critiques. Débute alors un véritable déchainement médiatique.
Les journalistes de l’époque le fustigent, l’attaquent sur tous les plans : sa voix nasillarde et caverneuse, son manque de puissance vocale, son physique ingrat, sa gestuelle dérangeante. Les humiliations et les jeux de mots de mauvais goût pleuvent : « As no voice », « l’enroué vers l’or », « l’aphonie des grandeurs », « la laryngite » en dérision avec une de ses cordes vocales paralysée… La presse ira même jusqu’à le mépriser en le qualifiant « d’infirme » et à se demander « comment ce gnome peut-il chanter l’amour ? ».
Un soir de 1956, après une émission qui se termine en flop, il écrit dans un excès de colère :
« Quels sont mes handicaps ? Ma voix, ma taille, mes gestes, mon manque de culture et d’instruction, ma franchise, mon manque de personnalité. Ma voix ? Impossible de la changer. Les professeurs que j’ai consultés sont catégoriques : ils m’ont déconseillé de chanter. Je chanterai pourtant, quitte à m’en déchirer la glotte. »
Et c’est exactement ce qu’il fera. Il persévère et travaille sans relâche. Loin de s’apitoyer sur son sort et de se morfondre, c’est dans la critique qu’il puise toute sa force. Chaque quolibet le rend un peu plus déterminé et décuple sa rage de vaincre.
Le 12 décembre 1960 à l’Alhambra, il interprète pour la première fois sur cette scène une chanson qui fait basculer son destin : Je me voyais déjà. Véritable cri de colère, cette chanson pourtant refusée par Yves Montand lui vaut une ovation pour la première fois de sa carrière de chanteur. Le public est debout, conquis.
Son succès finit par être à la hauteur de son acharnement. S’il connait un succès tardif, la consécration n’en est que plus grande. L’artiste exulte, rayonne dans le monde entier. Galvanisé par le succès, il écrit au cours des années 1960 les plus belles chansons de son répertoire et du patrimoine français : Tu t’laisses aller, Il faut savoir, L’amour c’est comme un jour, La Mama, Et pourtant, For Me Formidable, Que c’est triste Venise, Et moi dans mon coin et Emmenez-moi.
Véritable monument de la chanson française, Charles Aznavour n’est pas peu fier de son succès et pour cause !
D’un esprit revanchard, il explique son état d’esprit lorsque la critique déferle :
« On m’a aidé en me disant que j’étais mauvais dans la chanson. J’ai eu les dents très longues après cela. Je me suis dit, ils ne veulent pas l’admettre, moi j’y crois, il va falloir qu’ils y croient aussi. » ORTF, 1963
Cette force de caractère ne le quittera jamais.
Alors qu’il est élu artiste masculin de l’année lors des victoires de la musique de 1997, Charles Aznavour, haut la tête, pourfend ses anciens bourreaux dans un silence assourdissant :
« Je voudrais dire une chose importante puisqu’on en est au moment des remerciements, je voudrais remercier particulièrement tous ceux qui ont dit que je ne savais pas chanter, que je ne savais pas écrire, que j’étais petit, que j’étais laid et que je ne ferais aucune carrière. »
Son rapport à la scène
S’il a énormément travaillé pour réussir, ce n’est pas simplement par orgueil ou par soif avide de reconnaissance. Charles Aznavour est avant tout un passionné :
« J’ai toujours eu envie de chanter, j’ai toujours eu envie d’écrire. » C à vous, 2018
Ce qui fait la force des chansons d’Aznavour, c’est leur sincérité. Lorsqu’il monte sur scène, il ne joue aucun rôle, il chante ce qu’il est, ce qu’il vit, ce qu’il ressent :
« Sur scène, je ne dis que la vérité ! » Pardonnez-moi, RTS, 2014
La scène est ce qui l’anime, il lui consacrera tout, presque l’entièreté de sa vie : quatre-vingt-cinq ans de carrière. Quelques semaines avant sa mort, il déclare au cours d’une interview :
« Je me sens vivant sur scène. » C à vous, 2018
Se sentir vivant. Vivre pleinement. Tel était son maitre mot :
« Moi j’aime vivre, je n’ai pas peur de la mort, j’ai peur de ne pas vivre. » RTL, 2007
Il n’évoquera d’ailleurs jamais la moindre envie de retraite. S’il annonce à plusieurs reprises qu’il réduit son nombre de tours de chant, c’est uniquement pour tenir la cadence et pouvoir continuer de se produire sur scène malgré son âge.
La scène est sa raison d’être. À la question « Pourriez-vous-vivre sans chanter ? », voici ce qu’il répond :
« Non, et je ne pense pas que les gens puissent vivre sans musique. » RTS 1965
Un révolutionnaire de la musique
Considéré comme « l’ambassadeur de la chanson française à travers le monde », Charles Aznavour la révolutionne, étend son influence dans le monde entier et la rend intemporelle.
Toujours honnête sur scène, Aznavour n’a aucun tabou et chante sans peur et sans complexe. Il brise les codes de l’époque et écrit des chansons qui feront scandale notamment en 1955 avec Après l’amour, qui décrit un couple… après l’amour. L’année suivante, un de ces disques est même interdit à la vente aux moins de seize ans à cause du titre Je veux te dire adieu qui parle d’adultère. La même année, sa chanson Moi j’fais mon rond, dans lequel Aznavour se glisse dans la peau d’un maquereau qui raconte comment la jeune femme qu’il prostitue lui ramène de l’argent, fait s’insurger le Comité d’écoute qui raye le titre sur la pochette et l’interdit.
Quelques années plus tard, en 1971, il écrit une chanson absolument magnifique intitulée Mourir d’aimer. Si la chanson ne fait pas de vague et remporte même un franc succès, beaucoup ignorent cependant l’origine des paroles. Charles Aznavour s’inspire en effet d’un scandale survenu deux ans plus tôt et qui bouscule la société : l’affaire Gabrielle Russier. Cette jeune professeure de trente ans qui se donne la mort après une condamnation d’un an de prison avec sursis pour enlèvement et détournement de mineur suite à une liaison amoureuse entretenue avec un de ses élèves de seize ans. Au-delà de l’affaire, c’est la symbolique qui est importante et que chante Aznavour, celle de l’amour impossible et du désespoir qu’il peut provoquer.
L’année suivante, en 1972, il interprète ce qui deviendra un de ses plus grands succès : Comme ils disent. Il ébauche le portrait d’un vieux garçon homosexuel qui mène une vie banale la journée et se travestit la nuit. Pour la première fois, ce thème est abordé sans dérision ni sarcasme. Étonnement, il rencontre un succès immédiat auprès du public et ne laisse qu’un silence gêné dans les médias. Ce qui est admirable dans cette chanson, outre l’audace qu’elle nécessite, c’est la façon dont le sujet est abordé. Charles Aznavour fait le choix de parler à la première personne et de mimer l’action, qui est un clin d’œil à son ami homosexuel Androuchka. Il dépeint un homme d’une grande discrétion, presque timide, qui ne tombe pas dans la caricature. D’un homme qui ne se définit non pas par son orientation sexuelle mais comme un artiste. J’aime particulièrement ce passage :
« On rencontre des attardés
Qui pour épater leur tablée
Marchent et ondulent
Singeant ce qu’ils croient être nous
Et se couvrent, les pauvres fous
De ridicule
Ça gesticule et parle fort
Ça joue les divas, les ténors
De la bêtise »
Singeant ce qu’ils croient être l’homosexualité, gesticulant, parlant fort et se couvrant de ridicule… Cela ne vous évoque rien ? N’est-ce pas cocasse de nuire à la cause que l’on croit défendre ?
Je vous laisse méditer là-dessus. Reprenons.
Dans le courant des années 1960, Charles Aznavour est au sommet de son art, à tel point que ses chansons se propagent partout dans le monde et contribuent au développement et à la valorisation de certains styles musicaux émergents, notamment le rap, le hip-hop et le slam.
En 1966, il signe un de ses plus grands succès : Parce que tu crois. Cette chanson connait un tel succès qu’elle sera même samplée à de nombreuses reprises par des artistes issus de registres totalement différents, notamment par des rappeurs. Ainsi, plus de trente ans plus tard, les premières notes de la chanson servent de base musicale au tube de Dr Dre et Eminem What’s the Difference.
Un an plus tard, c’est au tour de sa chanson Désormais sortie en 1969 d’influencer les morceaux Émeutes du rappeur Passi et Le plaisir de l’effort des Psy4 de la rime.
Autres exemples, La Mama inspire au groupe Sniper le morceau Aketo Solo ou encore l’air de Comme l’eau, le feu, le vent qui est repris par Roger Molls dans son morceau Hipology.
Son engagement pour l’Arménie
Artiste engagé, humaniste et certainement très affecté par le passé de ses parents, Charles Aznavour s’engage pour défendre sa terre de cœur l’Arménie et deviendra au fil du temps un héros national.
Dès 1975, il dénonce le génocide arménien dans Ils sont tombés et refuse même de se rendre à nouveau en Turquie tant que l’État ne reconnait pas les massacres.
En 1989, alors que l’Arménie est frappée quelques mois plus tôt par un terrible séisme, il fonde l’association Aznavour pour l’Arménie dans le but de réunir et d’envoyer des vêtements et de la nourriture aux rescapés. Il écrit la même année la chanson Pour toi Arménie dont les fonds récoltés servent le financement de la fondation.
En 2004, il reçoit la plus haute distinction de l’Arménie : le titre de héros national de l’Arménie.
Bien que militant, il déclare cependant à de nombreuses reprises qu’il n’a aucun politique et qu’il n’agit que pour le bien du pays :
« Je travaille pour le peuple arménien, je ne travaille pour aucun parti politique. Aucun des partis politiques d’Arménie ou de France ne peut se targuer de m’avoir dans ses rangs. » À voix nue, 2005
Sans renier sa culture française, il représente à partir de 1995 l’Arménie dans plusieurs instances diplomatiques internationales et le 26 décembre 2008, le président de la République d’Arménie, Serge Sargsian, lui confère la citoyenneté arménienne.
L’année suivante, en février 2009, il accepte le poste d’ambassadeur d’Arménie en Suisse suite à la proposition du président arménien. Il est également le représentant de l’Arménie auprès de l’Organisation des Nations Unis à Genève.
Luttant fervemment pour la reconnaissance du génocide, il déplore l’attitude du gouvernement turc qui campe sur ses positions et s’enferme dans le déni. Il déclare d’ailleurs à propos d’Erdogan :
« C’est dommage qu’il fasse un métier comme le sien en ayant si peu de mémoire. Le peuple turc, lui, est au courant. […] Erdogan devrait essayer dès maintenant de se mettre du bon côté. […] En tuant la culture arménienne ils ont tué la culture turque ! » Paris Match, 2018
Il craint même que ce comportement nuise considérablement aux générations turques à venir :
« La jeunesse d’aujourd’hui n’y est pour rien et n’a donc rien à cacher. Mais l’attitude de Erdogan nuit considérablement aux générations à venir : ils vont être obligé de porter un fardeau qui n’est pas le leur. » Paris Match 2018
S’il ne cesse de se montrer véhément envers l’État turc, Charles Aznavour n’espère pourtant qu’une chose : la paix entre les deux camps. Il tient d’ailleurs à affirmer qu’il « n’est pas un anti-turc » mais ne comprend pas les postures négationnistes du gouvernement d’Ankara.
Il est persuadé que la paix est possible et surtout nécessaire et espère d’ailleurs voir cette réconciliation avant sa mort. S’il savait…
Si la paix semble –malheureusement- plus que jamais compromise aujourd’hui, il aura tout de même grandement contribué à sensibiliser la France et l’Europe à la cause arménienne et aura été de son vivant un des plus illustres défenseurs de ce peuple qui semble être un oublié de l’Histoire…
À des années lumières de nos « humanistes » contemporains arborant fièrement sur leurs réseaux sociaux leur petit carré à la couleur d’une cause dont ils ignorent à peu près tout (et dont ils se moquent éperdument en réalité) et qui n’agissent que par narcissisme (leur but étant simplement de gonfler leur égo en obtenant de la validation sociale), Aznavour lui, n’a cessé toute sa vie de se battre pour défendre ce en quoi il croyait. Là où ces bien-pensants se contentent de faire la morale au monde entier (persuadés en outre de détenir le monopole du bien et de la raison), Charles Aznavour, lui, agit et se tient bien à l’écart de tous ces discours méprisants, larmoyants et stériles :
« Je n’aime pas parler du côté émotionnel. La larme à l’œil n’a jamais été mon truc. Ceux qui pleurnichent n’auront rien. Peut-être que je pleurerai le jour où la Turquie nous donnera raison. Le but n’est pas de parler uniquement du génocide arménien mais DES génocides. C’est important de commémorer pour ne pas sombrer dans l’oubli. » Paris Match, 2018
En plus d’être un artiste génial à la carrière hors du commun, il était un homme qui incarnait pleinement ses idées. Sa force de caractère et de conviction forge le respect.
Son rapport à la France
Malgré son attachement pour sa terre d’origine, il est hors de question pour lui de renier la France. Il se dit « français jusqu’au bout des ongles » peu importe sa généalogie et déclare à propos de son intégration :
« Je suis devenu français d’abord, dans ma tête, dans mon cœur, dans ma manière d’être, dans ma langue… J’ai abandonné une grande partie de mon arménité pour être français… Il faut le faire. Ou alors il faut partir. » RTL, 2013
Il ne fait aucun doute que cette intégration remarquable lui ait été inculquée en grande partie par son éducation.
Ayant fui le génocide arménien, ses parents ne devaient être que de passage en France dans l’attente d’un visa pour rejoindre les États-Unis. Ils décident finalement de s’installer en France suite à la naissance de leur deuxième enfant, le petit Charles. Durant la Seconde Guerre mondiale, la famille Aznavourian cachera des juifs, des russes et des arméniens dans leur appartement parisien. Le père, Mamigon Aznavourian, entre en résistance et rejoint un groupe d’engagés volontaires étrangers et apatrides avec la volonté de répondre à ce pays qui lui a beaucoup donné. Il reviendra trois mois plus tard, seul survivant. Ses parents travailleront ensuite en tant que cuisinier et couturière.
La famille obtient la nationalité française en 1947 après dix-neuf ans d’attente.
Formidable exemple d’assimilation, Charles Aznavour est de surcroit très attaché à la langue française ; l’important dans la chanson étant d’après lui de rendre les mots agréables.
La postérité
Après avoir mené une vie trépidante, Charles Aznavour s’éteint finalement le 1er octobre 2018 à Mouriès à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, ne réalisant malheureusement pas la promesse qu’il s’était faite de chanter jusque ses cent ans.
Il laisse derrière lui un héritage musical et culturel immense qui témoigne de ce qu’était la France d’entant. Aznavour incarne à mes yeux cette vieille France insouciante où il faisait encore bon vivre. Qui n’a jamais éprouvé cette sensation de nostalgie à l’écoute d’un titre comme La bohème ? Ce chef-d’œuvre écrit par Jacques Plante et interprété à merveille par Aznavour qui aborde la nostalgie d’un peintre ne reconnaissant plus le quartier de sa jeunesse, Montmartre. Tout lui semble triste, dénué de couleur, de parfum, de sens et de vie. La bohème d’autre fois n’existe plus, la nouvelle génération ne sachant se satisfaire de choses simples. Il regrette ce temps où les gens s’aimaient et étaient heureux. Ce temps où les gens vivaient l’instant.
Ce temps qui nous échappe est le thème d’un autre bijou de Charles Aznavour : Hier encore. Les paroles sont les réflexions d’un homme âgé dressant le bilan de sa vie, se rendant compte petit-à-petit qu’il a gâché sa vie en courant après des futilités. Ses espoirs envolés, se sentant de plus en plus proche de la fin, il regrette ce temps gâché par sa bêtise et son égoïsme.
Je vous conseille fortement d’écouter la version live du concert de Yerevan en 2015 que je vous joins ci-dessous dans laquelle la chanson prend tout son sens.
Pendant que certains courent après le temps (et que d’autres acceptent de s’en laisser priver au profit de la sacro-sainte « santé »), Aznavour lui est intemporel en sachant allier passé, présent et futur : en ayant le culte de ses maitres, la rage de vivre et un regard porté vers l’avenir. Il est en cela une source sûre d’inspiration et un modèle d’art de vivre.
Pour aller plus loin :
https://www.franceculture.fr/emissions/a-voix-nue/charles-aznavour-15-ecorche-turquie
Bonjour,
Toujours aussi fourni,documenté et intéressant. Une fois de plus, ton article donne envie de réécouter cet artiste. Bonne continuation.
Bonjour Da Costa,
Merci pour votre message ! Très heureux que cet article vous ait plu.
Bien à vous !